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III

Pendant qu’entre Louis XVIII et Decazes s’échangeaient ces lettres, la jeune femme dont la maladie en était le prétexte, subissait, patiente et résignée, les appréhensions et les angoisses que déchaîne dans l’être humain l’imminence de la mort. Le dépérissement de son corps n’avait pas ralenti l’activité de son esprit. Son intelligence demeurait alerte et claire. A sa lumière, elle envisageait avec sérénité l’approche de sa fin, conservant assez d’énergie morale pour n’avoir pas cessé d’écrire, au jour le jour, ces notes intimes dont les trop rares fragmens retrouvés parmi ses papiers constituent un document précieux et sûr que l’historien de son mari n’a pas le droit de négliger et dont il importe de reproduire ici quelques extraits. Il serait dommage en effet de laisser perdre ces impressions d’une âme charmante en qui, malgré la souffrance physique, se maintenaient les illusions et la gaieté naturelles à la jeunesse. Elles sont à leur place dans un récit qui est tout à la fois un récit d’histoire politique et un tableau de mœurs.

« Mon père et ma mère sont ici. Il paraît qu’on les avait effrayés sur mon état. Ils ont amené Dubois jusqu’à Calais. Il n’a pas voulu traverser, d’abord parce qu’il craint beaucoup la mer, ensuite parce qu’il ne veut pas se trouver trop en contact avec les médecins anglais. Papa a demandé une nouvelle consultation qui a été encore moins rassurante que les autres. Baillié et Holland ont déclaré que j’étais poitrinaire, mais qu’à mon âge et avec de grands ménagemens, cela pouvait être long, c’est-à-dire durer jusqu’à mes couches. Je n’aurai pas encore dix-neuf ans.

« On dit que nous naissons avec la crainte de la mort ou avec l’amour de la vie. Pour moi, je n’ai ni l’un ni l’autre. J’aime mon mari à la passion, j’aime mon fils : je suis riche. Avec cela, j’entends compter les mois que j’ai encore à vivre et je n’ai pas la moindre peur. Il est vrai que j’ai déjà bien souffert. La prospérité m’a paru difficile à supporter ; la disgrâce me laisse pour moi et pour les miens la perspective d’un triste avenir ; enfin, la vie me fatigue. »

Ces aveux, témoignant d’un dégoût prématuré de la joie de vivre, conçu au contact des dures épreuves qu’a déjà traversées cette jeune femme, ne sont-ils pas singulièrement émouvans,