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prétendent gouverner dans l’usine par les syndicats et les grèves. Les deux mouvemens agissent parallèlement, et se soutiennent sans se confondre.


I. — L’ARMEE INDUSTRIELLE

L’ancienne organisation du travail en corporations soumettait l’ouvrier à une sorte de tutelle, mais lui assurait la sécurité du lendemain : il se trouvait protégé dans son salaire contre la concurrence des produits et des producteurs, contre les progrès même de la science et des inventions techniques.

Les corporations fermées convenaient à la petite industrie, à une consommation restreinte : elles ne pouvaient s’adapter aux besoins de la production généralisée, démocratique. L’esprit corporatif et boutiquier opposait un obstacle considérable à la satisfaction de ces besoins, à l’essor de l’activité mercantile, aux nouvelles découvertes. C’est la démocratie elle-même qui imposait le régime de la grande industrie.

Au nom de la liberté du travail, la Révolution jeta tous ces règlemens par-dessus bord : ils furent pareillement éliminés dans d’autres pays, sans qu’il fût besoin de son influence.

La nouvelle législation avait tellement pour but d’assurer l’indépendance de l’individu, qu’elle établit un atomisme à la place de l’ancienne tutelle. Obsédée par la haine des corporations, qui étaient des unions de patrons dirigées contre le client, — parfois contre l’ouvrier, — et craignant de les voir renaître, elle refuse aux individus qu’elle veut affranchir le droit de s’organiser librement. La loi de 1791 punit d’amende et de prison tout accord entre les ouvriers, en vue d’améliorer les conditions du travail. Un libre contrat se noue entre l’ouvrier isolé et le patron isolé.

Les législateurs de la Révolution se flattaient d’avoir affranchi l’ouvrier, de lui donner l’avenir. Ils ne pouvaient prévoir les transformations sociales qu’allaient amener la découverte de la vapeur, l’utilisation de la force enfermée dans le charbon, l’établissement de la grande industrie. En 1791, l’énorme majorité des chefs industriels se composait de petits patrons : les deux parties contractantes se trouvaient donc dans des conditions à peu près analogues. Mais la liberté du travail devenait illusoire pour les masses ouvrières agglomérées dans les fabriques, groupées naturellement par les machines : ne disposant ni du droit