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pour les navires, des locomotives, des machines électriques, des ponts, etc., pour tous les pays, est une institution liée à la prospérité nationale. Il occupe une population qui dépasse 40 000 ouvriers employés dans les ateliers, les hauts fourneaux, les mines ; et il faut augmenter ce chiffre par celui des familles. Tout ce monde, groupé autour des instrumens de travail, le cri des contremaîtres commandant la manœuvre, le sifflement des machines, les ombres qui, le soir, s’agitent à la lueur fantastique du fer rougi, ou de la blanche coulée de l’acier Bessemer, le bruit du marteau cyclopéen qui fait jaillir une pluie de feu, tout cela forme un spectacle inoubliable, de cette poésie grandiose que le peintre Menzel a tenté de rendre dans sa Forge, et laisse mieux, à la réflexion, soupçonner et comprendre la nature des questions ouvrières que de longs traités et de gros livres. Mieux encore, pour les sentir, il faudrait avoir vécu ce genre de vie. Le régime institué par Eugène Schneider était celui que l’on désigne sous le nom de despotisme éclairé : c’était le régime cher aux philosophes du siècle dernier, le régime qu’un Voltaire fidèle à ses idées y eût institué lui-même. Eugène Schneider avait créé des écoles, élevé des églises, fondé des bibliothèques, organisé des hôpitaux. Il avait réussi à supprimer l’ivresse, ce fléau des classes ouvrières, si grand obstacle à leur émancipation ; écarté les procès, établi l’entente entre les diverses catégories d’ouvriers : mécaniciens, forgerons, mineurs etc. ; assuré la stabilité du personnel. L’activité la plus pacifique régnait au Creusot, avec la surveillance, l’ordre et la discipline qu’exige une si grande entreprise. La politique ne jouait aucun rôle. Même en 1848, l’interruption du travail n’avait été que passagère. La grande grève de 1870, née de l’effervescence générale qui annonçait la fin de l’Empire, n’avait point laissé de traces. Sous la troisième République, bien que M. Schneider fût conservateur et eût occupé les plus hautes charges de l’Empire, aucun ministre ne lui avait fait opposition. M. Eugène Schneider étant mort en 1878, son fils, puis son petit-fils continuèrent son œuvre, développèrent les institutions patronales. Mais, en même temps que la direction nouvelle était peut-être moins réservée en politique, un esprit d’indépendance farouche, succédant au loyalisme, à l’attachement familial des anciens ouvriers, animait la jeune génération, sollicitée depuis une dizaine d’années à la révolte par une propagande incessante. M. Schneider était député, mais sa majorité diminuait. L’agitation politique et sociale,