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Correspondance d’un bon écrivain. Les critiques anglais, je le sais, ont été à peu près unanimes à reconnaître que la lecture de ces deux volumes les avait déçus : mais ce qu’ils espéraient y trouver, et qui n’y est pas, n’aurait pu servir qu’à en rabaisser la portée. On y chercherait vainement une seule lettre d’amour, ou la moindre allusion aux circonstances intimes de la vie du poète. Stevenson a-t-il eu des maîtresses, avant son mariage ? Sa correspondance ne nous en dit rien. Elle ne nous dit rien non plus de la façon dont il s’est marié ; elle ne nous apprend même pas s’il a écrit souvent, durant ses fiançailles, à la dame américaine qu’il a, plus tard, épousée. Tout ce que, de son vivant, il a obstinément caché au public lui reste caché dans ce recueil de ses lettres. Mais tout cela, suivant sa propre expression, « n’a pour le public aucune importance ; » et les deux volumes contiennent au contraire une foule de choses qui ont pour tous les admirateurs de Stevenson une importance considérable, car elles les aident à mieux comprendre son œuvre, et leur révèlent, de sa personne, ce qu’ils peuvent raisonnablement souhaiter d’en savoir.

Leur « manque de faits, » d’abord, ne les empoche pas de constituer une biographie littéraire complète de l’auteur du Prince Othon. Nous y assistons, d’année en année, à la lente évolution de ses sentimens et de ses idées ; nous voyons naître en lui, l’un après l’autre, les projets de ses romans, depuis les Nouvelles Mille et Une Nuits et l’Ile au Trésor jusqu’à ce Weir of Hermiston que la mort l’a condamné à laisser inachevé, et qui n’en reste pas moins un de ses plus beaux livres[1]. Les projets, qui toujours lui venaient en extrême abondance, mettaient ensuite de longs mois à mûrir et à prendre forme. Et ses lettres nous montrent de combien d’efforts est résulté chacun de ces récits qui nous ravissent aujourd’hui par leur verve légère et comme improvisée. La vérité est que Stevenson, pareil en cela à tous les grands conteurs, avait travaillé pendant toute sa jeunesse à recueillir les matériaux de son œuvre future, comme aussi à se rendre maître des procédés d’expression qui allaient lui servir à en tirer parti. « Je me suis tué de travail sur mon Walt Whitman, écrivait-il en 1873, et je ne crois pas avoir jamais tant peiné pour aboutir à si peu de chose. Mais, tout de même, je commence à mieux savoir ce que je veux dire, et peut-être, avec le temps, parviendrai-je à le dire. Je suis un détestable ouvrier, mais j’ai du courage ; je suis infatigable à récrire et à corriger : pourvu seulement que cette humble vertu puisse, un jour,

  1. Sur Weir of Hermiston, voyez la Revue du 15 juillet 1896.