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est si juste que nous le retrouvons dans les rapports adressés au comte de Provence, quelques années plus tard, par ses agens de Paris. « Il n’existe, disent-ils, d’opinion publique dans un pays que lorsque la masse des citoyens éclairés est réunie dans la même pensée et tend vers le même but ; toutes les fois qu’il n’y a unité ni dans les vues, ni dans les intentions, il se forme des partis et des fractions de parti, mais il n’y a pas réellement d’opinion. C’est précisément la situation où se trouve la France en ce moment. » Cependant, ces lignes sont de l’année 1802, et il fallait que le mal fût bien profond pour que, trois ans après l’époque où Mme de Staël l’avait signalé la première, dans la période la plus brillante du Consulat, la nation en fût encore affectée.

Mais, s’il n’y avait pas d’opinion en France, c’est qu’il n’existait pas d’esprit public ; et, sans esprit public, il n’était pas possible de fonder en France un gouvernement libre. Il fallait donc créer de toutes pièces cette force morale. Le grand malheur de la République, c’est qu’elle avait précédé en France l’esprit républicain. « L’esprit de 1792 était en accord avec une monarchie tempérée et non avec une république. » Et Mme de Staël ajoutait, dévoilant toute sa pensée : « Il faut que les écrivains pressent le pas de l’esprit humain pour lui faire rejoindre la République qui l’a devancé. »

Aucune parole plus juste n’a été prononcée en ce siècle ; personne n’a vu plus nettement que l’éducation de la démocratie restait à faire, que le gouvernement républicain ne vivrait en France qu’à la condition qu’elle fût faite, que c’était un devoir impérieux, pour tous ceux qui écrivent et qui pensent, de guider les pas de la démocratie chancelante vers la justice et la liberté. Oui, il fallait, suivant la forte expression de Mme de Staël, « jeter des torrens de lumière sur les principes et leurs applications ; » il n’y avait pas d’autre remède possible aux « effrayans abus de la Révolution. » Loin de chercher un secours en arrière, il fallait le chercher devant soi, opiniâtrement ; et à cette quête ardente de l’esprit humain, elle conviait tous ceux qui sont grands par l’esprit et la pensée, les philosophes, les poètes, les orateurs. C’était à eux d’enseigner au peuple ses devoirs et ses droits, ses devoirs plus encore que ses droits, de chasser l’esprit de violence et de fanatisme, de lui apprendre la tolérance et la pitié, de lui apprendre aussi la liberté, dont il ne connaissait que le pâle fantôme. Les artisans de cette grande œuvre sociale, ce n’étaient pas