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prodige. C’en était un en effet pour l’époque, et l’Europe entière avait les yeux tournés vers la Rochelle, dont la chute inévitable ne pouvait faire question. Privés de secours et de nourriture, les assiégés devaient fatalement disparaître peu à peu, au bout d’un temps dont leur fanatisme et leur énergie pouvaient seuls donner la limite, avancer ou reculer la durée. Richelieu n’avait donc qu’à attendre. Il attendit.

La résistance dépassa tout ce que l’on avait prévu. Le siège dura quatorze mois et seize jours ; et lorsque, le 16 octobre 1628, la Rochelle exténuée ouvrit ses portes, ce furent seulement quelques spectres décharnés par la faim et la maladie qui purent faire au vainqueur un cortège macabre. Le roi, auquel on essaya en vain d’en cacher la vue, ne put retenir ses larmes. Sur 28 000 habitans, la ville n’en comptait plus que 5 000, dont 136 seulement valides. 23 000 étaient morts de faim. Un millier mourut encore quelques jours après l’entrée du roi ; et l’on vit alors ce spectacle étrange, unique peut-être dans les annales du monde, d’un général en chef victorieux, célébrant lui-même la messe et priant pour les morts et les mourans que, de par l’implacable loi de la guerre, il avait couchés devant lui[1].

Le terrible cardinal se montra cependant clément. Personne ne fut frappé, pas même l’héroïque maire Guiton qui avait été l’âme de la résistance. La ville fut abondamment ravitaillée et secourue ; mais ses remparts furent détruits, ses privilèges supprimés, sa vie communale anéantie. Le culte protestant fut toutefois maintenu ; mais on exigea impérieusement pour le culte catholique la liberté dont il avait été longtemps privé.

La Rochelle ne s’est jamais relevée de ce désastre ; et son port a été longtemps en partie comblé par la vase amassée derrière la fameuse digue, dont les amorces et les fondations découvrent encore à marée basse, formant un large seuil de débris au milieu desquels est implantée une tour balise, à laquelle on a donné naturellement le nom du grand cardinal.

Mais l’esprit aventureux et commerçant des marins rochelais les entraîna bientôt dans de nouvelles aventures ; et la Rochelle devint peu à peu l’un des principaux ports d’échange avec l’Angleterre, les villes hanséatiques, la Hollande, l’Espagne, le Portugal, les Antilles, et surtout le Canada, dont le million d’habitans de

  1. H. Martin, Histoire de France, t. XI, 1. LXVII ; Michelet, Hist. de France, Henri IV et Richelieu.