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avaient été relégués dans le domaine exclusif de l’art. Peut-être avaient-ils perdu quelque chose de leur prestige à cet exil ? Ils n’en triomphent pas moins sans conteste dans la galerie du cardinal Farnèse. Ce ne sont pas, il est vrai, leurs gestes héroïques que le peintre romagnol a entendu célébrer : ce n’est pas Mars, ce n’est même pas Minerve qui règne dans ces fresques, mais Vénus, tour à tour mère et victime de l’Amour. Depuis Jupiter jusqu’aux divinités secondaires des sources et des bois ; depuis les héros légendaires jusqu’aux filles de rois, tous subissent le joug commun. Les personnages ne descendent pas de l’Iliade ; ils rappellent plutôt les créations d’Euripide, de Virgile, d’Ovide surtout. Entre le style de Carrache et celui du poète des Métamorphoses il y a de secrètes affinités ; on en découvre aussi avec celui du Tasse. L’époque où peignait Annibal était celle où les écrits du malheureux Torquato exerçaient un empire souverain dans les cours italiennes. Hallam n’a pas tort de rattacher l’ensemble des ouvrages de l’école de Bologne à la Gerusalemme liberata, il aurait pu sans injustice accorder un honneur égal à l’Aminta et au Pastor Fido, ce poème pastoral qui eut, au déclin du XVIe siècle, un succès de librairie sans précédent.

Le Tasse a insinué dans ses vers une grâce subtile, mais les sentimens et les passions qu’il se plaît à peindre sont souvent artificiels : il a enchâssé ses récits, comme Isocrate ses harangues, dans des périodes trop achevées pour être toujours originales ; il a peint la nature, non telle qu’elle se révèle dans sa beauté virginale, mais telle que la concevaient les rêves de son imagination maladive. Il la traite comme les peintres français du XVIIIe siècle, avec plus de sérieux pourtant et moins d’esprit. À ses personnages il infusait je ne sais quelle recherche de passion amoureuse, un arôme de volupté languissante propre à énerver les caractères et à amollir les contours des physionomies. Guido Reni n’a que trop fidèlement suivi ce modèle dangereux : ce fut sans doute la raison des triomphes extraordinaires qu’il remporta de son vivant : là aussi réside le secret de sa chute. Il faut en estimer davantage Annibal de n’avoir subi que superficiellement l’entraînement général. Peintre avant tout, il devait opposer plus de résistance que d’autres artistes à l’influence littéraire. Mais ce fut, à mon sens, l’étude des marbres antiques qui le sauva. Ayant à représenter les divinités et les héros de la Fable, quels guides plus autorisés pouvait-il choisir que les statues, les