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milliers de spectateurs dont les regards s’attachaient à leur lente évolution, pas un peut-être qui n’en sentît profondément le rythme et les finesses. Paysans, ouvriers, marchands, fonctionnaires, étudians, soldats, et les nobles et les princes, l’immense foule, en communion d’esprit, se délectait dans l’immuable caprice du génie des ancêtres.

Cette foule était bien attirante. J’y suivis le défilé des corporations, des chars mythologiques, des cavalcades guerrières. Partout, le cortège du daïmio suscitait le rire ou l’étonnement. On admirait les grands chars et leurs tableaux légendaires. Le peuple y retrouvait ses héros et les fables dont son théâtre et son romancero l’ont bercé. Il en comprenait les monstrueuses ou splendides extravagances. Mais, ce qu’il ne comprenait plus, c’était l’appareil tout récent encore dont un seigneur s’entourait pour cheminer sur les routes, c’était l’ordre de se prosterner que clamaient devant lui ses estafiers et ses goujats, le terrible respect qu’imposaient ses samuraïs, la vénération héréditaire qui le plaçait au-dessus des autres hommes. Parmi les gens âgés, l’un disait en relevant la tête, avec le même orgueil que s’il eût témoigné d’un miracle : « J’ai vu ça, moi ! » L’autre hésitait un instant comme à la soudaine réapparition d’une image depuis longtemps effacée ; d’autres, repliés sur leurs souvenirs, ne laissaient rien transpirer des pensées confuses qui se partageaient leur âme. Les jeunes, plus expansifs, écarquillaient les yeux, riaient, gouaillaient : « Etait-on bête en ce temps-là ! » Sur le passage du héraut qui, selon l’ancienne formule, ordonnait le salut jusqu’à terre, j’entendais : « Tais-toi donc, vieux fou ! On ne se prosterne plus aujourd’hui ! » L’emphase du cortège princier semblait moins ridicule que l’idée d’obéir à un prince. Et, au travers de ces formes archaïques dont la bouffonnerie ne le choquait pas autant que nous, le peuple raillait son loyalisme d’autrefois et le vieux principe d’autorité.

Ce spectacle, quelle preuve plus éclatante de la rupture avec le passé ! Et je me tournais vers ce passé si peu connu, si difficile à connaître, dont l’ombre s’allongeait sur tout ce qui frappait mes yeux et en noyait les rapports. J’ai toujours souffert, dans les pays lointains et un peu déconcertans, d’ignorer ces arrière-plans d’histoire où se dérobe le secret de leurs destinées présentes. Au Japon, je rêvais d’aller m’asseoir sur les bancs de l’école, pour apprendre avec les petits Japonais cette histoire que leurs