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indéchiffrable ; ils se défiaient d’ailleurs de lui prodigieusement et le jugeaient plein d’arrière-pensées ; ils repoussèrent ses avances. Siéyès rompit alors en visière avec eux ; ses amis dans les Conseils formèrent un parti de résistance, un parti de modérés, qui défendraient la constitution contre les attaques révolutionnaires, en attendant qu’ils pussent la violer pour leur compte et la réformer à leur gré. On ne saurait trop répéter que ces hommes n’étaient modérés que par rapport aux Jacobins, c’est-à-dire d’une modération toute relative et de fraîche date.

Ainsi les vainqueurs de prairial se divisaient. Il en résulta que toute unité d’action et d’impulsion disparut plus encore du gouvernement. La confusion devint inexprimable, le gâchis affreux : c’était ce que La Fayette, suivant les événemens du fond de son exil, appelait le « margouillis national. » Dans le Directoire, Siéyès ne sortait de sa réserve boudeuse que pour critiquer et blâmer ; quoi que l’on décidât, il y trouvait à reprendre, « tout coloquinte et tout fiel. » Suivi de Ducos, il tirait dans une certaine mesure à droite ; Gohier et Moulins tiraient à gauche ; Barras oscillait entre les partis et les trahissait tour à tour. Sans rompre ses liaisons avec la plus vile canaille anarchiste, il traitait par momens avec les Bourbons, cherchant moins à préparer leur retour qu’à se prémunir contre les conséquences d’une restauration. Les principaux directeurs intriguant en particulier, le Directoire en corps « ne voulait rien, n’écoutait rien, ajournait tout. Les directeurs ne lisaient que les journaux ; ils ne dissertaient que sur quelques articles qui les chagrinaient. Ils entraient en séance à onze heures ; ils y restaient jusqu’à cinq heures et demie ou six heures. Les ministres arrivaient d’heure en heure et étaient toujours entendus séparément, quoiqu’il eût fallu les entendre ensemble. On parlait à chacun d’eux des journaux, des plaintes, des dénonciations contre les particuliers...

« Après la séance, les. directeurs allaient dîner ; toujours nombreuse compagnie à dîner et toute la nuit, jusqu’à leur coucher. Le matin, ils lisaient les journaux, des lettres, pour être à portée d’en parler ensemble pendant leur mortelle séance[1]. » On les entendait se plaindre « de n’avoir pas assez de pouvoirs, et cependant ils ne faisaient aucun usage de leurs pouvoirs légitimes. » Au reste, chacun d’eux sentait qu’il n’était là qu’en passant ;

  1. Lettres de Robert Lindet, publiées dans l’ouvrage récent de M. Montier.