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I

Considérons d’abord la matière première de l’armée, le soldat. C’est à cet humble rang que Kipling a choisi ceux que l’on peut appeler ses héros, Mulvaney, Ortheris et Learoyd, bien qu’ils soient collectivement de francs vauriens. Et de fait, jamais ils ne se séparent ; ils ont tout en commun, argent, tabac, boissons, épousant les querelles les uns des autres, partageant aubaines et rapines. L’auteur les a surnommés les trois mousquetaires, et certes Térence Mulvaney, l’inimitable Irlandais, vaut d’Artagnan, avec sa haute mine, sa faconde hibernoise qui ne le cède pas à la hâblerie gasconne, sa sensibilité à l’égard du beau sexe, sa prédilection pour les grands coups d’estoc, sa philosophie naturelle parfois profonde. Il rappelle volontiers que, dans la nuit des temps, il a été caporal, mais une soif inextinguible et toujours satisfaite lui a fait perdre ses galons.

Ortheris est resté simple soldat pour la même raison, compliquée d’irrépressible insolence, car ce petit homme a le verbe gouailleur d’un cockney de Londres sorti du ruisseau. Le troisième mousquetaire, Learoyd, est un géant du Yorkshire, à l’esprit lourd comme son physique de taureau, également tendre à la bouteille, braconnier et voleur de chiens par surcroît. Du reste les trois camarades sont d’effrontés pillards. Ils ont, le plus loin possible des sergens de la compagnie qui se livrent à d’indiscrètes perquisitions, ce qu’ils appellent leur trappe, un vieux puits desséché qu’ombrage un pipai aux branches tordues et que défend un rempart de hautes herbes. Là ils ont établi leurs magasins et leur ménagerie ; là ils cachent tout ce qui ne pourrait être sans risque introduit à la caserne : poules volées, terriers de bonne maison, etc. Et ce sont des soirées de paresse délicieuses que celles où Ortheris se promène en sifflotant au fond du puits parmi sa meute, en écoutant les sages conseils d’hygiène vétérinaire débités lentement par la langue épaisse de Learoyd, tandis que Mulvaney, assis dans la fourche du pipai, agite ses énormes bottes au-dessus de leurs têtes en manière de bénédiction. Les récits de guerre et d’amour que lui inspire la fumée du tabac de cantine enchante son auditoire, dont Kipling fait partie.

C’était à l’époque où, revenu d’Angleterre, il écrivait à Lahore, pour la Gazette civile et militaire, après quoi il devait se distinguer,