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morts : et pères, frères, sœurs, veuves ne pleureraient pas encore. C’est ce dont, — il est vrai, — j’aurai à rendre compte à Dieu ; mais, en tout cas, de tout ce que j’ai fait, je n’ai retiré que peu ou point de joie ; je n’ai eu que désillusions, que soucis et que peines ! »

S’il faut prendre à la lettre ce récit de Maurice Busch[1], n’en rien retrancher ni atténuer — et, malgré la véracité ordinaire de ce témoin, garantie par l’indigence même de son imagination et l’absence, totale chez lui, d’esprit critique, un doute peut bien s’élever, — si ce récit est exact, n’est pas arrangé après coup, et comme sensibilisé pour l’effet, voilà un Bismarck qui ne ressemble guère au Bismarck de 1864, de 1866, de 1870, et qui ne ressemble plus au Bismarck de la dépêche d’Ems. Mais ne perdez pas de vue les circonstances : c’est à Varzin, en famille, avec des hôtes, le soir d’une grise journée d’automne, à la campagne, et en cette campagne, toujours un peu inoccupée. Surtout, c’est sept ans après, en 1877 : depuis sept ans, l’Allemagne est faite, et depuis sept ans, la haine, la dureté, la force, pour cette partie au moins de l’œuvre, est inutile et sans emploi : le second Bismarck reparaît, qui avait disparu en 1864, et n’avait reparu ni en 1866, ni en 1870, tant que la force, la dureté, ou la haine a été utile. En Bismarck, ce n’est pas l’homme d’État qui se repent et que visite le remords, d’ailleurs tardif ; ce n’est pas sa morale politique qui se désavoue et se condamne elle-même ; mais c’est l’homme privé qu’effraient les responsabilités de l’homme d’Etat, et c’est la morale privée que trouble la morale politique.

Cherchez mieux, et vous trouverez peut-être que ce soir de l’automne de 1877 correspond à quelque période de lassitude, de malaise ou d’affaissement physique ; si bien qu’alors on pourrait dire que M. de Bismarck a eu, ce soir-là, une défaillance, une syncope de la volonté. Mais de ces syncopes, ou de ces défaillances, l’homme d’Etat, en lui, n’en a jamais qu’au repos, il n’en a jamais dans l’action. Que, le lendemain, il faille agir encore, et ces responsabilités, — dont s’épouvante le Bismarck de Varzin, — le Bismarck de la Wilhemstrasse, le Chancelier de l’Empire les reprendrait de nouveau. Cette douleur humaine, qui du fond du passé crie vers lui, que lui veut-elle ? Que lui veulent les 80 000 victimes de ses trois grandes guerres, et leurs pères, leurs

  1. Traduit, — il n’est peut-être pas inutile de le dire, — par M. Guglielmo Ferrero. C’est la première page du livre si justement remarqué : l’Europa giovane.