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fautes, qui se payent ; mais c’est l’homme privé qui expie son crime, et ce sont les nations qui payent les fautes de l’homme d’État. Dans la morale ordinaire, ou tout simplement en morale, il est bien de dire la vérité, il est mal de mentir. Dans la morale politique, ou, simplement, en politique, il peut être bien aussi de dire la vérité, mais il peut être mieux de mentir ; le mot mieux est un contenant dont le contenu n’est pas le même en politique et en morale. « N. N. vient avec l’Empereur, qui est attendu le 2 ; il va me raconter que le mensonge est le malheur de ce monde[1]. » Complétons la pensée de Bismarck ; c’est sûrement : « Après quoi, il va mentir. » Lui-même réprouve donc et déteste le mensonge ; après quoi, il en use. Il flétrit la duplicité ; après quoi, il y recourt. La dépêche d’Ems, tronquée par lui, les papiers relatifs aux prétendues visées de la France sur la Belgique, par lui jetés à l’Europe dont il voulait enchaîner les sympathies, en sont les témoignages ensanglantés. Et ce sont les plus accablans, mais ce ne sont pas les seuls[2].

Que, sans sourciller, Bismarck plaide le faux pour savoir le vrai, ce n’est que le jeu traditionnel et classique de la diplomatie, ce n’en serait même que « le petit jeu, » si Bismarck ne l’amplifiait de toute l’énergie de son geste et n’y carrait tout à son aise, en écrasant ce qui se trouve là, sa robuste et pesante personne : « Au commencement de mon entretien d’aujourd’hui avec Thiers, je lui ai brusquement demandé s’il avait encore les pouvoirs nécessaires pour conférer avec moi. Il m’a regardé avec étonnement. Je lui ai dit ensuite qu’on avait répandu le bruit qu’une révolution avait eu lieu à Paris, après son départ, et que l’on avait proclamé un nouveau gouvernement. Il m’a paru visiblement frappé, et j’en conclus qu’il ne considérait pas comme impossible la victoire des rouges et qu’il pensait que Jules Favre et Trochu étaient peu solides sur leurs bases[3]. »

On donne un coup et l’on attend : voilà, dans l’opinion de M. de Bismarck, comme on fait de la diplomatie, et voilà comme on est un diplomate. M. Thiers, qui « paraît visiblement frappé, » n’en est pas un. « C’est un homme intelligent et aimable, malin

  1. A. Proust, Le prince de Bismarck, p. 179 ; de Gastein, 28 juillet 1863.
  2. Pensées et Souvenirs, t. II, p. 93 et suiv. ; et Maurice Busch, Le comte de Bismarck et sa suite, p. 264, jeudi 17 novembre.
  3. Maurice Busch, p. 207, jeudi 3 novembre. — Cf. du même, les Mémoires de Bismarck, t. Ier, p. 182.