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par des dates, qui nous permettent de nous représenter avec exactitude le rôle rempli par chacun des romanciers, et les circonstances où il l’a rempli ; mais surtout nous apprenons ce que chaque romancier a emprunté à ses prédécesseurs et ce qu’il a ajouté à l’héritage qu’il a reçu d’eux ; nous nous les représentons en contraste avec leurs confrères, et rien ne nous aide autant à les bien comprendre. Le fait est que personne, avant M. Cross, ne m’avait aussi clairement renseigné sur les romanciers anglais du XVIIIe siècle, depuis Daniel Defoe jusqu’à Jane Austen : et cela, simplement, parce que personne avant M. Cross n’avait pris soin de me montrer l’ordre de succession où se sont produites les œuvres de ces romanciers, je veux dire leur ordre de succession à la fois matériel et moral, la date où elles ont été conçues et l’intention qui les a inspirées. Par sa brièveté même, par le soin qu’a mis l’auteur à y appliquer vigoureusement une méthode déterminée, le livre de M. Cross atteste une fois de plus l’éminente supériorité de cette méthode, en tant qu’instrument d’exposition historique et critique : c’est grâce à elle qu’il est, tout ensemble, pour nous, plus instructif que maints savans ouvrages qui l’ont précédé, et certes plus agréable à lire que ne l’est aucun d’eux.

Reste maintenant à considérer l’ouvrage en lui-même, et à en dégager ce qu’il a de plus intéressant à nous apprendre sur l’évolution du roman anglais. C’est ce que je voudrais essayer de faire, au moins pour la première partie de l’ouvrage, celle qui va des origines du roman jusqu’à Walter Scott ; mais je ne remonterai pas, comme le fait M. Cross, jusqu’aux légendes du roi Arthur et de la Table Ronde, et ne m’arrêterai pas non plus, avec lui, devant l’Euphues de Lily (1579), devant l’Arcadie de Sidney (1590), ni devant l’Argenis de l’Anglo-Français John Barclay (1621) ; mieux vaut arriver tout de suite à une œuvre purement, essentiellement anglaise, et la seule qui marque le début du roman classique, le Robinson Crusoé de Daniel Defoe.

Au moment où parut ce livre immortel, en 1719, la situation du roman en Angleterre était des plus misérables. Des écrivains sans valeur imitaient les romans chevaleresques de Mlle de Scudéri, tandis que d’autres, à peine plus habiles, les Head et les Kirkman, démarquaient les romans picaresques espagnols ou français. Mais, à défaut de bons romans, la littérature anglaise avait déjà produit toute une série d’ouvrages qui allaient exercer une influence considérable sur les