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enfer de haines et de crimes qu’est le Midi provençal : là, tous les témoignages montrent les réquisitionnaires, conscrits, déserteurs, renouvelant incessamment les bandes. Dans l’Hérault, « la désertion est organisée. » Les conscrits de la Haute-Garonne se réfugient en Espagne ; un voyageur les rencontre errant par groupes de cinq cents sur le bord de la frontière. Dans la Dordogne, « les réquisitionnaires, déserteurs et conscrits désobéissans sont organisés en bataillons ; ils ont des chefs, des armes et beaucoup de poudre, que leur fournissent de fausses fabriques établies à Bergerac. » Ils poussent des pointes dans la Gironde, s’unissent aux mécontens, arborent la cocarde blanche, coupent les arbres de la Liberté. Il y a des réfractaires armés dans les landes de Gascogne, dans les replis boisés du Limousin, dans les forêts mon tueuses de l’Auvergne, dans les causses des Cévennes et tout le long de la chaîne ; il y en a dans le dur pays du Rouergue, dans les îles du Rhône, dans les Alpes et les Alpilles, et beaucoup préfèrent se réfugier et se perdre dans les grandes villes, qui offrent à tous les élémens de désordre de commodes réceptacles.

Les autorités se sentent moins que jamais en sûreté ; dans beaucoup de communes, elles s’avouent à la merci d’un mouvement des factieux, d’une commotion toujours prévue, d’une mauvaise nouvelle des frontières ; elles fatiguent le gouvernement de leurs plaintes, réclament de l’argent, réclament des troupes, n’obtiennent rien et s’affolent.

Là même où subsiste un semblant d’ordre matériel, c’est le désarroi administratif, le dénuement et la ruine des services ; peu de police, plus de travaux publics ; pas d’argent pour réparer les routes défoncées, pour reconstruire les bâtimens nationaux qui tombent en ruine, les prisons, dont les murs crevés laissent échapper les détenus, les hôpitaux, où les malades et les enfans assistés meurent d’inanition ; des fonctionnaires harassés, impayés, volant pour vivre ; l’usure profonde et la dislocation de tous les rouages, le détraquement de la machine ; et Fouché, placé au centre, observant l’ensemble, voit se lever tous les signes d’une « désorganisation sociale. » Pour trouver un étal matériel analogue à celui où la Révolution avait mis la France, il eût fallu chercher loin dans le passé ou loin dans l’espace. A quelque temps de là, un Mamelouk d’Egypte, débarquant avec Bonaparte, habitué à l’anarchie orientale, croira en arrivant chez nous se retrouver