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Il le dira aussi devant les deux édifices de fer et de verre, dessinés par M. Gauthier pour y donner asile aux plantes rares et aux fleurs lointaines : les palais de l’Horticulture. Leurs parois sont faites de clarté ; on dirait qu’on a pu tisser de l’eau entre les fines tiges des herbes que le seul poids d’un oiseau recourbe en voûte. Et ces deux merveilles, si délicates par leur structure et si énormes par leurs dimensions, semblent être sorties aussi facilement de la main de l’artiste que, du chalumeau où souffle un enfant, des bulles de savon !

Mais on dira surtout : « c’est de l’Art » devant l’œuvre de M. Resal, le pont Alexandre III. Rien n’est plus nouveau, mais rien n’est plus heureux que cette substitution d’une fine trajectoire de fer au lourd et massif établissement des ponts anciens, que nous étions accoutumés d’admirer. Rien n’a changé davantage dans l’architecture que l’aspect d’un pont. Mais rien n’a changé plus heureusement. Au temps où, dans les villes ceinturées par leurs remparts, les maisons se serraient, sans perdre un pouce de terrain, les unes contre les autres, comme un troupeau qui a peur, le pont de pierres était une rue qui se continuait sur l’eau. Mais, dans les temps modernes, les populations se desserrant, débordent leurs murailles et, les débordant, les renversent. Elles descendent des tours, elles font cercle autour de leurs monumens et laissent la nature renaître çà et là en de carrées oasis. Elles ont donc abandonné les ponts, qui ne sont plus qu’un lieu de passage. Les anciens étaient en pierre, comme les maisons construites sur leurs piles. Les nouveaux sont en fer, comme les trains qui filent sur leurs voies. Le pont était une ville, entre les deux villes ; on y bâtissait des boutiques, on y édifiait des chapelles : on s’arrêtait pour y danser, pour s’y loger, pour s’y coucher, pour y prier, pour mourir. On y enfermait même les prisonniers et il n’est rien de plus banal dans l’histoire que le terrible exemple du Pont des Soupirs. Aujourd’hui l’on n’entend plus trop parler de gens demeurant sur les ponts et, si la locution populaire « coucher sous les ponts » subsiste, ce n’est assurément pas pour porter témoignage d’un goût contemporain, mais d’une triste nécessité.

L’aspect du pont ancien témoignait de ses fonctions diverses. Il ressemblait à la fois à une forteresse et à une rangée de navires : forteresse contre les hommes, navires contre les flots, forteresse de si étroite ouverture, que, sur le pont Sublicius, un