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le traitait d’une manière fort courtoise. Mais il lui fallait souvent revendiquer les témoignages de politesse élémentaire pour son roi, laisser entendre qu’il remarquait une hostilité si mal déguisée, et que la France ne s’en affectait point. Et il ne devait compter sur personne pour adoucir les angles : les opinions de l’empereur étant absolues, ne comportant point de nuances, ministres, courtisans et société russe modèlent leur attitude sur celle du maître[1]. Aussi s’efforce-t-il d’atténuer l’importance des bourrasques, et ne s’empresse-t-il pas de répéter des mots comme celui-ci : « En est-on pour cela moins pourri ? » lorsque Nicolas apprend quelque succès de la France. Il avait conseillé à Casimir Périer l’occupation d’Ancône, et, dans une circonstance grave, il n’hésita point à supprimer une dépêche officielle de notre ministre des Affaires étrangères, qui eût entraîné une rupture déclarée, au lieu de cette paix boiteuse et mal assise qu’on avait tant de peine à maintenir. Et, lorsque la question d’Orient faillit se rouvrir avec Méhémet-Ali, lorsque, trompée par un mirage de fausse grandeur, la France glissa vers cette politique d’imagination qui jadis avait séduit Charles VIII, Louis XII, François Ier, Louis XIV lui-même, il ne craignit pas de dire la vérité à M. Thiers, à ses amis du parlement. Cette vérité, prophétisée aussi inutilement par lui que par l’amiral Roussin et par les Français établis à Constantinople, c’est qu’on ne nous craignait pas, que la puissance de Méhémet-Ali s’écroulerait comme un château de cartes devant une armée ou une flotte européenne, que son fatalisme oriental s’inclinerait devant la force. « Nous avons inquiété l’Europe, hors de propos, sans but et sans profit... Du reste, à Paris, on croit souvent ce qu’on veut croire bien plus que ce qu’écrivent les gens qui voient. Nos hommes d’esprit en ont beaucoup, mais la présomption est trop grande... Les paroles nous ont enivrés... on s’est fait une théorie de chaque puissance, et on raisonne sur cette base comme sur un fait...» Mais les foules, les peuples, les assemblées parlementaires ont leurs passions, leurs emportemens comme les chefs d’État, les ministres et les individus :

  1. Ce prince, qui réprimait durement la moindre manifestation d’idées libérales, traitait avec une extrême bienveillance le peintre Horace Vernet. supportant ses boutades, l’admettant dans son intimité, comme Catherine II recevait Grimm, Ségur à l’Ermitage. Un jour, tout en causant, il s’avisa de lui demander un tableau d’ensemble sur la Pologne. Vernet, en véritable enfant terrible, repart étourdiment : « Je craindrais de ne pas réussir : je n’ai jamais peint de Christ en croix. » L’Empereur le regarda, stupéfait ; et il n’en fut que cela.