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étaient apparus dans les vitrines des marchands de photographies : une figure fine et fatiguée, plutôt laide que belle, pas trop incompatible cependant, au costume près, avec l’idée qu’elle se faisait de Julien, car Marcelle confondait inséparablement Jean Salvy avec son héros impérial, le sceptique pétri de contrastes : ambitieux de pouvoir, tout en le méprisant ; rêvant de solitude au milieu des splendeurs ; maniant les hommes comme de vils outils à son service ; dégoûté du cortège de sophistes et de rhéteurs qui cependant lui est indispensable ; jurant par les Dieux auxquels il ne croit plus, mais dont sa politique veut prolonger le règne ; sentant de temps à autre peut-être lui monter au cerveau des bouffées de son christianisme répudié ; cruellement ironique, même quand il se montre capable de pitié dans ses actes ; content après tout de mourir jeune, et prenant, presque à l’agonie, pour dernier sujet d’entretien, l’âme, cette âme qu’il doit sentir chez lui si complexe, fuyante, profonde et multiple, ouverte au mal comme au bien, les deux mots, de mal et de bien, n’ayant pour lui aucun sens. Tel était le Julien du drame où Jean Salvy avec ce personnage troublant qui fera toujours hésiter l’histoire, avait mis, Marcelle croyait le sentir, beaucoup de lui-même. À quoi bon le connaître davantage ? Il lui semblait redoutable, si bienveillant qu’il eût été pour elle.

Mais Mme Hédouin fut d’avis que l’occasion de remercier M. Salvy était excellente et qu’il y aurait une sorte affectation à la laisser échapper. Mme Helmann insista, supplia outre mesure. Bref, « la mère de la débutante » fit en soupirant remettre à neuf une vieille robe du soir qu’elle croyait ne plus porter jamais, et Marcelle fut délicieuse toute en blanc d’une extrême simplicité.

VI

Le salon de Mme Helmann avait la prétention de rivaliser avec un autre salon célèbre jusqu’en ces dernières années et qui continua les meilleures traditions du xviiie siècle. Il y avait pourtant quelques différences. Des hommes distingués dans tous les genres trouvaient chez Mme de Marsay l’atmosphère la plus favorable à la conversation ; le petit nombre d’entre eux qui allaient chez Mme Helmann ne trouvaient qu’un excellent cuisinier ; mais cela leur suffisait apparemment, car ils y retournaient volontiers. Sans doute ils n’étaient pas les mêmes dans ces deux maisons de va-