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l’administration, ni l’apprenti magistrat tôt dégoûté de la magistrature, ce n’était pas le patron des villages et le propriétaire des terres nobles de Kulz, Kniephof, Jarchelin, et autres landes brandebourgeoises ou poméraniennes, qui avait pu fléchir, dompter et briser la nature.

Imaginez quelque haut et farouche baron, dans son armure colossale, installé devant une table à dépouiller et à expédier bourgeoisement son courrier : comme ses jambes, en leur gaine de fer, se plient mal ; combien de fois sa main gantée de fer laissera tomber la plume trop légère pour elle ! Pendant les huit années de Francfort, les trois ans de Saint-Pétersbourg et les quelques mois de Paris, M. de Bismarck avait certainement eu des heures — et de très lourdes heures — d’ennui révolté ; mais alors, du moins, il avait la ressource de se lever et de marcher. Quand il étouffait dans la Diète, il s’en allait respirer au dehors. Ici, au ministère, il fallait rester. Quelques pieds carrés de parquet entre quatre murs, un fauteuil et un bureau : des dossiers et des huissiers ; des rapports à lire et des rapports à faire ; la sédentaire et immobile assiduité d’occupations ou d’obligations toujours les mêmes, et fastidieuses, et vaines pour une grande part ; la tyrannie bonasse et déprimante, mais opprimante aussi, de tant de futilités solennelles et d’inutilités indispensables : la meule de la routine à tourner : tout ce qu’en sa jeunesse il avait haï et il avait fui, il le retrouvait en son âge mûr, et il le haïssait encore, mais tout ensemble il eût voulu et il ne voulait pas le fuir. Car rejeter l’écorce insipide du pouvoir, c’eût été rejeter le pouvoir même, et Bismarck, quand il disait : « Funeste habitude du travail ! » eût en réalité dû dire : « Fatal besoin du pouvoir ! » puisque, dans cette habitude du travail, ce qui lui était cher, c’était certainement le pouvoir, et ce qui lui était odieux, c’était non la peine, mais « la besogne. »

Où qu’il aille, la maudite besogne le suit, et il est comme enveloppé de paperasses. Il s’en explique à maintes reprises. — De Bade, le 28 août 1863 : « J’ai une sérieuse envie de passer une journée dans la paresse au milieu de vous ; ici, quelque beau que soit le temps, je ne cesse d’avoir de l’encre aux doigts. Je voudrais qu’une intrigue quelconque fît nommer un autre cabinet, afin que je puisse tourner honorablement le dos à ce continuel déluge d’encre, et aller vivre tranquillement à la campagne ; le manque de calme de mon existence est insupportable ; voici déjà