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draient des points. On ne vient pas à Venise pour courir du Tintoret au Titien et de Bellini à Carpaccio, ni pour chercher les traces de Byron, de George Sand, de Silvio Pellico, pour faire de l’art ou de l’histoire… on y vient oublier la réalité, se plonger dans le silence, fuir au fil de l’eau on ne sait où, tous les ressorts de la raison et de la volonté détendus par cette molle atmosphère de paresse et de délices.

La leçon la rendit confuse et perplexe ; elle eut le sentiment de n’être pas dans l’état d’âme qu’il souhaitait. Comment savoir ? comment faire ? Le perpétuel souci de son insuffisance empêchait de sa part tout abandon. Ce lui fut un vrai soulagement quand il trancha la difficulté en déclarant qu’il faudrait savoir rester chez soi, car l’envie de travailler lui venait. Elle lui venait, comme il ne l’avait pas depuis longtemps ressentie.

Cette confidence pénétra Marcelle d’une joie inexprimable. Ne lui avait-il pas dit avant leur mariage que la verve créatrice s’était ralentie chez lui à mesure que grandissait un besoin douloureux de perfection inaccessible ? La pensée qu’il pût trouver dans leur vie à deux un stimulant, un renouveau, la transporta : elle lui en sut gré comme du plus noble, du plus précieux des hommages.

Ils s’étaient installés dans un de ces vieux palais du Grand Canal qui sont devenus des auberges. Avec des fleurs, quelques tapis, de petits objets à son usage, semés çà et là dans l’immense pièce où ils se tenaient, Marcelle en avait fait le chez-soi demandé. Malgré les tentations du dehors, en cette belle saison finissante, elle s’appliquait vertueusement à compter les points d’une de ces tapisseries qu’elle avait en horreur, tandis que Salvy se promenait sur la même ligne de carreaux, une cigarette à la bouche, en s’arrêtant de temps à autre pour jeter un mot sur le papier ; plus souvent encore, elle tuait le temps en écrivant de longues lettres à sa mère, à son amie Lise ou à Nicole Ferrier, qui l’avait vue partir avec tant de larmes :

— Tu m’oublieras, lui avait-elle dit, moi qui ne suis rien, tu m’oublieras maintenant que tu as tout ce qu’on peut souhaiter, comme dans un conte de fées.

Non, Marcelle n’oubliait personne, si beau que fût le conte de fées, qui lui laissait cependant quelque chose à désirer, quoi qu’en eût dit Nicole. Quoi donc ? On l’eût embarrassée en le lui demandant ; peut-être son mari le savait-il mieux qu’elle.