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créature qui représentait à merveille, dans l’ombre de la gondole, une dogaresse, ou plutôt, avec sa chevelure rousse, une vivante allégorie de Véronèse. Elle ne prononçait pas vingt mots par jour, laissant parler pour elle la beauté des choses, et, malgré son calme bovin, elle savait aimer… Jamais l’amour savant, pervers et sans lendemain, n’avait eu, par opposition avec ce qu’il possédait, autant de prestige aux yeux de Jean Salvy. Oui, c’était bien la figure qui convenait à ce cadre voluptueux, la grande courtisane décorative et muette. Au souvenir subitement évoqué de cette femme il dédia trois sonnets, qui comptent parmi les meilleurs qu’il ait écrits, chefs-d’œuvre polis sur une table d’auberge. Lorsqu’il les lut à Marcelle, elle éprouva tout ensemble un frisson d’admiration et un serrement de cœur :

— Que c’est beau ! murmura-t-elle, presque défaillante.

Puis elle reprit, plus bas encore :

— Mais ce n’est pas Venise comme nous la voyons…

Un reproche involontaire tremblait sur ses lèvres.

— Parce que vous n’y êtes pas, répliqua-t-il d’un ton bref. Mais, chère enfant, comprenez donc que, si le poète peut et doit s’inspirer de ce qu’il a personnellement vécu, le bon goût lui défend de livrer au public des confidences par trop intimes, la photographie, pour ainsi dire, de lui-même ou de ses proches.

Elle rougit : Tchelovek, en essayant d’écrire, était peut-être tombé quelque peu dans le travers de la photographie ; pour cette raison sans doute, il n’était pas artiste, il avait manqué de discrétion et de goût.

Salvy avait-il vraiment voulu lui faire entendre cette vérité cruelle ? Sans le savoir au juste, elle resta triste en songeant qu’elle n’avait pas connu la Venise des trois sonnets. Et le jour où elle fut triste d’une tristesse si lourde et si profonde, Salvy lui prouva que leurs deux cœurs ne battaient pas à l’unisson ; jamais il n’avait été d’aussi joyeuse, d’aussi brillante humeur. Il était content de son œuvre, ce qui pour tout artiste est la suprême joie, une joie qui passe, quoi qu’il puisse en croire lui-même, bien avant les joies de l’amour. Par suite, il devint tendre avec Marcelle, car il lui savait gré, comme à tout l’univers, d’une satisfaction qu’il ne devait pourtant qu’à lui-même.

— Ayant bien travaillé, dit-il, je crois que nous pouvons