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Un peu plus tard, Salvy voyant, à la clarté des lampes qui éclairaient leur chambre, sa grande pâleur, sa physionomie pétrifiée, lui prit la main qu’il porta à ses lèvres.

— Si vous pouviez comprendre, dit-il, ce que l’on souffre à être jaloux !

Toute sa rancune se fondit aussitôt. Elle se pencha vers lui et appuya sur son front un baiser trempé de larmes.

Les Chestoff se décidèrent à rester trois jours de plus, pour jouir, disait la comtesse, de la société incomparable du grand poète français et de sa femme. Pendant ces trois jours on se vit du matin au soir. Ce furent de continuelles excursions aux îles des lagunes, et Salvy ne cessa pas de se mettre en frais de coquetterie, — quel autre nom donner au désir de plaire qui possède certains hommes tout autant que les femmes ? Marcelle lui en fit gaîment le reproche.

— Oui, répliqua-t-il sur le même ton, cette grande Russe un peu camarde me séduit. Sa conversation est fort agréable. Elle effleure avec une suffisante légèreté les sujets sérieux. Voilà les femmes savantes que je tolère. Ce n’est pas comme votre miss Harding !

— Je vous trouve indulgent pour le bavardage de celle-ci.

— Mais le bavardage est joli, finement parfumé d’exotisme, relevé par un accent drôle qui m’amuse. Et la comtesse ne manque pas de goût, assurément !

Marcelle n’osa dire ce qu’elle pensait là-dessus, le goût de la comtesse lui faisant considérer Salvy comme le premier des poètes contemporains. L’admiration des Chestoff avait toujours monté crescendo. Il est vrai que, contrairement à toutes ses habitudes qui lui défendaient de se donner en spectacle, Salvy, résigné cette fois au rôle de lion, leur avait lu ses trois sonnets de Venise, et même un quatrième plus récent, intitulé Gracilis, où, sur la plage du Lido, passait une figure juvénile, très suffisamment indiquée pour qu’on lui donnât tout de suite un nom.

Marcelle dit après cette lecture : — Si moi aussi, pourtant, j’étais jalouse !

— Jalouse, s’écria son mari en l’attirant à lui. Et de quoi, grand Dieu ! Parce que je note au hasard une impression fugitive, un nuage qui passe !

— Non, mais parce qu’entre ces impressions fugitives du présent et certains souvenirs du passé, j’ai peur qu’il n’y ait plus