Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 159.djvu/869

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mûrs et réfléchis, et les jeunes générations éprouvent, en thèse générale, une certaine peine à les comprendre.

La conclusion de tout ce que nous venons de dire, est-il nécessaire de la tirer en due forme ? C’est que le campagnard, qui par ses sueurs fait pousser le blé dont se nourrissent les hommes, n’est pas traité selon ses mérites. Lorsque le langage courant a voulu opposer aux princes et aux rois, en tant que symbolisant la puissance et la joie de vivre, des êtres infimes, obscurs, qui ne comptent pas et ignorent ce qui fait le charme de l’existence, à qui s’est-il arrêté ? Aux laboureurs et aux bergers, c’est-à-dire aux travailleurs des champs. Il faut en prendre son parti. C’est comme cela.

Eh bien ! non, l’habitant des campagnes n’aura pas toujours la résignation aussi facile. Il y a dans l’humanité une force cachée à laquelle on ne résiste pas aisément. Chacun cherche à s’élever dans l’échelle de l’activité économique et des avantages sociaux. Il règne au fond des âmes, irrépressible, vivace même après les insuccès répétés, ce qu’on pourrait appeler l’instinct de l’ascension professionnelle. Celui qui voit à ses côtés un bonheur qu’il n’a pas connu est porté à se demander comment il y pourrait atteindre, et si les circonstances lui défendent de pareilles ambitions, et qu’il doive se résigner au statu quo, on le verra espérer pour ses enfans ce qui lui a été refusé à lui-même.

Ce besoin, qui pousse l’individu à tenter du nouveau, si quelque occasion se présente pour lui d’améliorer son sort, a paru parfois condamnable. Il est intéressant de rappeler ce qu’écrivait sur ce sujet, en 1698, le chancelier d’Aguesseau : « Tel est, disait-il, le caractère dominant des mœurs de notre siècle : une inquiétude généralement répandue sur toutes les professions, une agitation que rien ne peut fixer, ennemie du repos, incapable de travail, portant partout le poids d’une inquiète et ambitieuse oisiveté, un soulèvement universel de tous les hommes contre leur condition ; une espèce de conspiration générale dans laquelle ils semblent être tous convenus de sortir de leur caractère ; toutes les professions confondues, les dignités avilies ; les bienséances voilées ; la plupart des hommes hors de leur place, méprisant leur état et le rendant méprisable. Toujours occupés de ce qu’ils veulent être et jamais de ce qu’ils sont ; pleins de vastes projets ; le seul qui leur échappe est de vivre contens de leur état. »

Il est manifeste que d’Aguesseau n’avait pas dû saisir, dans le