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grandi dans cette ville colorée, dans ce beau parterre urbain où l’art germa avec une splendeur inégalable.

On serait tenté de penser que l’école du XVe siècle est logiquement issue d’un tel milieu. Or aucun des gothiques flamands composant la grande pléiade brugeoise n’est enfant de Bruges. Les Van Eyck viennent de la frontière allemande ; Roger Van der Weyden est né à Tournay ; Memling, à Mayence ; Pierre Christus près de Gand ; Justus et Hugo Van der Goes à Gand même ; Thierry Bouts à Harlem ; Gérard David à Oudewater dans la Hollande méridionale ; enfin Jérôme Bosch, qui termine la série de ces « maîtres brugeois, » vit le jour à Bois-le-Duc. Mais on peut dire que tous ces artistes furent réellement fascinés par la grâce fastueuse de la cité. La morbidesse, que Bruges dissimule si richement, se prolonge dans leur art. Ils créent des figures minces, élancées, splendidement vêtues. Van Eyck surtout a reflété dans son œuvre le féerique décor brugeois. Jamais peintre ne posséda gamme plus forte, couleur plus débordante, plus nourrie, plus substantielle. « L’or se sent partout, a dit Fromentin ; dessus, dessous. Lorsqu’il ne joue pas dans les surfaces, il apparaît sous le tissu, n’est le lien, la base, l’élément visible ou latent de cette peinture opulente entre toutes. » Cet or s’étalait, se rencontrait partout à Bruges. Un orfèvre s’en éprit jusqu’au sacrifice. Pierre de Beckere, chargé d’exécuter le tombeau de Marie de Bourgogne, ne pouvant obtenir de la cité ruinée le prix de la commande, paya héroïquement de ses deniers l’or ineffaçable qui enveloppe la duchesse.

Bruges, ainsi parée, apparaissait comme l’autel de la chrétienté septentrionale et bien que l’Adoration de l’Agneau ait été probablement peinte à Gand, je ne puis m’empêcher de la considérer comme l’ornement naturel, comme le reflet le plus pur de l’époque et du milieu dont je viens de tenter une évocation rapide.

III

L’art de Van Eyck éclaira soudainement toute l’Europe artistique de son rayonnement vivace. L’Italie, où la peinture quattrocentiste s’épanouissait pourtant avec grandeur, fut particulièrement impressionnée. En étudiant en Toscane les maîtres de ce temps, mon émotion fut profonde de me trouver en présence d’un art singulièrement voisin de celui des primitifs brugeois.