Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 159.djvu/935

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les dix mesures en ut majeur que demandait Boïeldieu. Quelques notes successives et quelques notes associées, deux ou trois appels de trompette, rien de plus, et c’est le matin, le désert, un peuple qui prie ; c’est l’humanité, la nature et Dieu.

Vingt ans avant Joseph, à propos d’un autre opéra du maître, Euphrosine et Coradin, qu’a repris cette année le Théâtre-Lyrique de la Renaissance, Grétry disait de l’orchestre de l’Opéra-Comique : « Méhul l’a tout à coup triplé par son harmonie vigoureuse et surtout propre à la situation. Il a dû voir qu’il est inutile d’exiger des musiciens de l’orchestre des efforts extraordinaires. Soyons forts de vérité, l’orchestre fournira toujours au gré de nos désirs. » Voilà la force qui, dans Joseph, supplée à toutes les autres, y compris celle du nombre ; la force qui nous donne l’impression non seulement de la polyphonie, mais presque de la symphonie elle-même. L’ouverture, la scène de Siméon avec ses frères, les trois finales, ressemblent à des ébauches de symphonie. On croit y retrouver, un peu plus sèche et plus étroite, la manière de Beethoven jeune, du Beethoven de la symphonie en ut majeur ou de l’ouverture de Prométhée, mais de Beethoven pourtant.

Jusque dans l’expression du sentiment, la musique de Méhul observe la même retenue et pour ainsi dire la même pudeur. Aussi tendre que celui de la Bible, le Joseph de Méhul est moins démonstratif. Le Joseph de la Genèse pleure constamment : « Ses entrailles étaient émues pour son père et il avait besoin de pleurer ; il entra précipitamment dans une chambre et il y pleura... Il se jeta au cou de Benjamin, son frère, et pleura, et Benjamin pleura sur son cou. Il embrassa aussi tous ses frères en pleurant. » Le Joseph de Méhul est plus avare de ses larmes, et dans son rôle, tout d’émotion contenue, de mansuétude et de sérénité, nous n’avons noté qu’un sanglot.

L’humanité vit de peu de chefs-d’œuvre, et quelques-uns de ces chefs-d’œuvre sont faits de peu. Joseph est de ceux-là. Peu de chose a suffi pour le créer, et même peu de temps, car ce fut en deux mois, à la suite d’une gageure, que Méhul écrivit Joseph pour l’éternité.


« O vous dont le travail est joie ! » — L’appellation ou l’interpellation du poète ne s’adresserait pas mal au musicien de Haensel et Gretel. Je ne sais pas de musique plus joyeuse, plus naturelle, plus naïve même que celle-ci : je n’en connais pas une autre qui soit, non pas certes plus laborieuse, mais élaborée avec plus de finesse, voire de raffinement. Et les deux caractères, au lieu de s’exclure, ou seulement de