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pareil cas, nous défier de la solution radicale, qui consisterait dans la libération en gnind et immédiate. Un tel acte ne ferait qu'aggraver la situation des noirs, en désorganisant le travail agricole, principale source de richesse et en ruinant les colonies. Au reste, la condition de ces esclaves domestiques se rapproche beaucoup de celle des clientes à Rome ou des francs-tenanciers au moyen âge : ils font partie de la famille, y jouissent de réels égards et sont même en certains cas devenus chefs de la famille. Il n'y a donc pas urgence à les affranchir.

D'ailleurs, la mentalité et le sens moral de la plupart des esclaves, des captifs de guerre plus encore que des captifs de case sont très faiblea. Il n'est pas rare d'entendre un esclave, à peine délivré du joug du traitant, se retourner vers un de ses compagnons moins robuste et lui dire : « Porte-moi mon fardeau, tu es mon esclave, parce que je suis plus fort que toi[1] ! » Une autre fois, un esclave fugitif, se sauvant à la nage à travers le Niger, aperçoit sur l'autre rive un maître qui l'attend pour s'emparer de lui : il le vise avec une arme à feu et le tue. Ou bien, le nègre émancipé ne voudra plus travailler : le travail est devenu pour lui synonyme de servitude ; et il pense que l'oisiveté est le signe de la liberté : « Donne-nous des esclaves, on homme libre ne travaille pas, » telle fut la première demande des nègres délivrés du joug de Samory au gouverneur de la Guinée, qui leur montrait le drapeau français, symbole de leur liberté. La plupart de ces fugitifs ou de ces émancipés sont enclins à n'user de leur liberté que pour ne rien faire et n'imiter que les vices des Européens. Il importe donc, avant tout, de rendre ces pauvres êtres, déclassés et démoralisés par des siècles de servitude, dignes de l'indépendance. Et c'est à cela que les villages de liberté et les stations de missionnaires chrétiens seront si utiles ; car là on apprendra aux noirs deux choses, qu'ils ignorent : la noblesse du travail et la sainteté de la famille.

Ainsi, sauf des circonstances rares, comme à Madagascar, où l'émancipation des esclaves avait été préparée de longue main, l'abolition immédiate et en masse serait plus nuisible qu'utile aux noirs mêmes. Il faut les y préparer, en faisant leur éducation et en les défendant contre l'entraînement de leurs instincts. « En échange de la liberté assurée à l'esclave, » a fort bien dit le co-

  1. Bulletin de la Société anti-esclavagiste de France, no 11. Article sur les « Villages de liberté. »