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deux sont revenus y mourir. À Rome, tous deux ont fait le même métier : ils essayaient de vivre de la libéralité du prince ou des gens riches, et ni l’un ni l’autre n’y a réussi. Ils étaient donc rivaux, et rivaux auprès des mêmes personnes. Presque tous les noms qu’on vient de citer à propos des épigrammes de Martial se retrouvent dans les Silves de Stace. Ils ont prodigué aux mêmes personnes les mêmes flatteries ; ils ont très souvent traité les mêmes sujets. Tous deux ont chanté le mariage de Stella, pleuré la mort de Glaucias, l’esclave chéri d’Atedius Melior, célébré la naissance de Lucain, décrit les bains de Claudius Etruscus ou cette charmante statue de Lysippe que Nonius Vindex était si fier de posséder, fait des vers pour Earinus, un jeune eunuque du palais, qui venait de couper ses cheveux et en faisait don au temple d’Esculape, à Pergame. Ce n’est pas le hasard qui les a fait se rencontrer ainsi. Ils avouent qu’ils travaillaient sur commande, et ceux qui les payaient trouvaient un plaisir piquant à faire lutter ensemble deux poètes célèbres, comme fit chez nous la duchesse d’Orléans quand elle engagea Corneille et Racine à composer leur Bérénice. On est donc sûr qu’ils ont connu les mêmes personnes et fréquenté les mêmes maisons : comment se fait-il qu’ils n’aient jamais parlé l’un de l’autre ?

Ce qui peut expliquer ce silence, indépendamment de la jalousie très naturelle entre des gens qu’on se plaisait à mettre aux prises, c’est que leur caractère était très différent et que, s’ils faisaient le même métier, ils ne le faisaient pas de la même manière. Martial y apporte une sorte d’ingénuité, quelquefois même une franchise un peu brutale. Ces complimens qu’il distribue, il trouve tout naturel qu’on les lui paie, et si le salaire se fait attendre, ou lui semble trop maigre, il se plaint ou se fâche. « Quelqu’un dont j’ai fait l’éloge, dit-il à un ami, feint de l’ignorer et fait comme s’il ne me devait rien : je suis volé[1]. » Stace n’a pas la même attitude ; en réalité, il est prêt à faire tout ce qu’on lui demande, comme Martial ; si son protecteur le désire, il pleurera, avec la même émotion, la mort de sa femme, de son mignon ou de son perroquet ; mais en apparence au moins il y met plus de façon. Il se garde bien de laisser entendre qu’il compte tirer quelque profit de sa complaisance ; il voudrait nous faire croire que les personnes auxquelles il s’adresse sont des

  1. Imposuit, proprement et familièrement : « Il m’a mis dedans. »