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pour le recommander à ses amis, son imagination se met en route avec lui, il prend plaisir à l’accompagner ; il visite la bibliothèque du temple d’Apollon, où son ouvrage va prendre place, à côté de ses aînés ; il revoit la maison de Stella, qu’il avait tant fréquentée, avec ce charmant jardin qu’il a décrit, et cette merveilleuse fontaine « où les Muses se sont tant de fois désaltérées. » Il semble si heureux de ce voyage imaginaire qu’on se demande s’il ne pense pas à le faire bientôt en réalité, et qu’on en vient à soupçonner qu’à ce moment, au fond du cœur il songeait à retourner mourir à Rome.

Il n’en eut pas le temps. Dans une lettre, qui doit être de l’an 101 ou 102, Pline écrit à un de ses amis : « Je viens d’apprendre que Martial est mort et cette nouvelle m’a fort affligé. C’était un homme d’esprit, piquant, mordant, qui mettait dans ses vers du sel et du fiel, et non moins de candeur. » Cette appréciation, qui paraît un peu singulière au premier abord, est juste. Quoique les épigrammes de Martial soient souvent cruelles, il n’en règne pas moins dans l’œuvre entière un air de bonhomie qui en tempère l’amertume. Ce n’est pas un de ces railleurs éternels qui en nous amusant nous irritent et auxquels on finit par en vouloir de nous avoir amusés. On se dit, lorsqu’on l’a lu, qu’après tout cet homme si malin n’était pas un méchant homme. En achevant sa lettre, Pline se demande « si les œuvres de Martial seront immortelles. » Il le voudrait bien, car Martial a fait son éloge, et cet éloge ne peut vivre qu’avec l’ouvrage qui le contient. Mais il n’ose pas y compter ; on voit que cet homme grave pense que des petites pièces si légères ont peu de chance de durer. Les contemporains sont fort sujets à se tromper, quand ils se mêlent de prévoir les jugemens que la postérité portera sur eux, et je suppose qu’on nous étonnerait beaucoup si l’on nous disait quels sont ceux des écrivains de nos jours dont on se souviendra dans un siècle. Martial, lui, n’a jamais été oublié. Chaque époque s’est approprié ce qu’il y a, dans son œuvre, de vérité générale. Aujourd’hui l’on y cherche surtout ce qui est particulier à la société de son temps, et l’on a bien raison, car c’est lui qui la fait connaître dans ses plus petits détails et la rend vivante pour nous.

Gaston Boissier.