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voir m’a prouvé le contraire. Sûrement ses coudes ne sont pas aussi arrondis, ni sa tête, quand il salue, ne descend pas aussi bas que celle de M. de Vaudreuil ; en revanche il en impose davantage. Il ne dit guère de fadeurs aux femmes, mais il sait ce qu’il dit aux hommes. Sa conversation est toujours sérieuse. Les têtes de ce monde-là sont habituées à de fortes pensées. Je te le dis, le plus habile de chez nous ne serait pas en état de tenir un quart d’heure contre le dernier secrétaire du dernier bureau du dernier département de l’Empire. »

La Ferronnays avait mesuré la puissance de la Révolution ; il allait mesurer celle de Bonaparte. A Stockholm, la rude franchise d’un Français lui avait dit la pensée de la France. A Saint-Pétersbourg, c’est la souplesse exquise et décevante de la courtoisie slave qui laissera deviner au pauvre ambassadeur la pensée de l’Europe. « Rien n’est de plus fâcheux augure ici, lui disait à son arrivée un ami, que de se voir trop bien traité. »

Il est reçu à faire peur, tant l’accueil est aimable ! L’Empereur est à Dresde, où il a rejoint le roi de Prusse, et tous deux vont continuer leur marche vers le Rhin. L’ambassadeur, admis à faire sa cour aux Impératrices, accomplit en face de la couronne son acte de dévotion coutumière : « L’Impératrice mère est le type accompli de la puissance souveraine, » et « l’impératrice Elisabeth n’aurait pas besoin du diadème pour que l’univers fût à ses pieds. » Mais il a été averti qu’il ne doit rien dire sur la négociation du mariage, qu’elle suivra d’elle-même, si le Duc de Berry obtient un commandement dans l’armée russe, et que la décision appartient à l’Empereur seul. De même le chancelier Romanzof a hâte de présenter l’envoyé « au corps diplomatique et aux ministres de Sa Majesté ; » il donne pour cela un dîner où il y a « un monde énorme « et où il place près de lui La Ferronnays ; et, dit celui-ci, « ses phrases ont été si polies que tout de suite elles m’ont fait des ennemis autour de la table. »

Mais quand le chancelier s’est mis en frais même de « larmes aux yeux » pour lui témoigner « le plus vif intérêt, » et que, venant par les politesses aux affaires, La Ferronnays s’inquiète si cet intérêt s’étend aux princes français, le chancelier répond par une question sur la force du parti royaliste en France. La Ferronnays reconnaît que cette force ne se montre pas, mais affirme qu’elle existe, et conclut qu’elle attend pour agir un appui du dehors. « Le chancelier me dit alors que je l’étonne beaucoup,