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s’étaient combattus pendant la Révolution ont continué leur lutte dans l’histoire. Pour les fidèles du drapeau blanc, l’émigration était l’exode héroïque grâce auquel le principe de la légitimité s’était défendu, conservé intact, imposé au respect du monde, et rétabli victorieusement en France. Pour les soldats du drapeau tricolore, l’émigration était un crime et le plus scélérat, la trahison armée contre la France, un assassinat de la patrie. Les confidences de La Ferronnays et de sa femme livrent toute l’âme de ces émigrés. Ce qui est certain, c’est qu’ils n’ont pas conscience d’être traîtres, pas même soupçon de se tromper, et qu’ils ne croient pas combattre la France, mais la servir. La France est pour eux la société formée par les siècles, couronnée par une monarchie puissante, hiérarchisée en trois ordres, de telle sorte que trois aristocraties, celle du sang, celle de la vertu, celle de l’intelligence laborieuse, protègent et contiennent la multitude. Une suite de révoltes change cette société en une autre où la royauté n’a plus de pouvoir, l’Église plus de liberté, la noblesse plus d’existence, où la collaboration des trois ordres abdique dans la dictature du Tiers, où cette légalité nouvelle, viciée dès l’origine par les violences de Paris, est impuissante à dompter l’anarchie de la foule. Ils voient dans la durée de cette anarchie, outre leur dommage personnel, la ruine des institutions nationales, la décadence de la nation elle-même : l’émancipation philosophique, le régime électif, la souveraineté du nombre, dogmes nouveaux, leur semblent mortels. Ils veulent sauver de ces périls la France des siècles, qu’ils continuent à aimer, ils veulent rétablir ce qui était hier le droit pour tous et qui n’a pas cessé d’être le droit pour eux. Il n’y a donc pas de leur part révolte contre la patrie, mais, entre eux et d’autres Français, désaccord sur ce que la patrie doit être. Comme on l’a dit fortement, il faut juger chacun de ces partis selon sa loi[1]. Condamner les émigrés au nom du droit révolutionnaire qu’ils ne voulaient pas admettre, ou condamner les révolutionnaires au nom du droit traditionnel qu’ils détruisaient, est d’une égale injustice. Au lieu de supposer la volonté perverse partout où apparaît l’erreur, il est plus conforme à la vérité et à notre honneur de reconnaître que souvent nous faisons le mal sans le vouloir, parfois en cherchant le bien. Quand nous pesons la responsabilité des hommes, l’essentiel n’est pas de savoir

  1. Brunetière, Histoire et littérature, t. II. Une récente histoire de l’émigration.