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sous la paire : c’est moins cher qu’à Paris, mais ils sont moins gros et moins bons.

Le lendemain, nous allions à la dérive, dans un rapide, suivant le courant d’une rive à l’autre, lorsque tout à coup un courant contraire nous saisit ; nous sommes pris par un remous, à moins que nous n’ayons touché sur une roche, et la pirogue se retourne bout pour bout. Les hommes surpris se regardent alarmés et laissent tomber les avirons ; d’un seul geste, je les remets à l’œuvre, nous filons l’arrière à l’avant pendant (quelques minutes ; les hommes font bientôt force de bras pour virer, et le rapide est franchi.

Un peu au delà, sur la rive siamoise, dans un espace très herbu, paissent des troupeaux de buffles, que je suis fort étonnée de voir dans cette solitude. Ils regardent placidement couler le grand fleuve, sans souci des périls qu’il garde dans son cours, assurés peut-être qu’il ne les portera jamais. Plus loin, sur la rive droite encore, toujours du côté siamois, près du village de Ban-Houk-Kah, la montagne s’écarte du fleuve, et l’on voit dans un espace découvert défiler sur le sentier une longue caravane de deux cents bœufs chargés. Le village situé le plus au nord dans la grande boucle du Mékong avant Luang-Prabang est Ban-La-Han, riant et coquet, en plein soleil, au milieu d’arbres fleuris, fleurs blanches, fleurs jaunes dégringolant en rideaux, beaux arbres roses qui ressemblent à l’arbre de Judée, grands cotonniers aux bouquets d’un pourpre éclatant.

Mais en vain le sixième jour de cette navigation était-il plus paisible, j’avoue que je commençais néanmoins à m’énerver de cette inaction forcée, et de l’obligation de vivre assise ou couchée. Mon boy avait coutume de venir de l’arrière à l’avant de la pirogue pour m’apporter le petit panier de mon frugal déjeuner. Il marchait sur la ceinture de bambous de l’embarcation et s’accrochait d’une seule main au rouf, toiture mobile de la pirogue. Je ne m’étais pas rendu compte de la difficulté du passage et je n’avais pas vu que le rouf fléchissait sous ses efforts. Le dernier jour, comme il venait les mains vides, je crus comprendre, à quelques grattemens, qu’il éprouvait, à passer, plus de peine qu’à l’ordinaire. Aussitôt, je m’empresse de saisir la main qu’il avançait dans le vide ; mais il me fait signe de le lâcher pour lui laisser atteindre un bambou sur l’avant. Au même moment, le rouf tout entier dégringole : mon boy plonge, et il allait tomber