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Le ministre aurait eu connaissance de la discussion engagée entre les deux souverains du nord que la dernière phrase de ce manifeste n’aurait pas été tournée différemment, car cet appel à l’effet de l’apparition du drapeau tricolore pouvait justifier également, soit la prudence du Prussien, soit la bouillante impatience du Russe. Quel effet elle aurait produit, surtout suivie du vote unanime des deux Chambres, c’est ce qu’on serait curieux, mais ce qu’on n’eut point occasion de savoir, car le même courrier qui faisait connaître à Pétersbourg le compte rendu du débat des Chambres françaises, y apportait une autre nouvelle dont l’effet imprévu ne laissait place à aucune autre impression. Une révolution venait d’éclater en Pologne : le prince, frère du tsar, qui commandait, avait dû capituler et fuir, l’insurrection était maîtresse du pays, et, suivant la forme désormais consacrée du rituel révolutionnaire, un comité provisoire avait pris en main la direction du mouvement en même temps que le maintien de l’ordre public et rédigeait un programme de concessions à obtenir du gouvernement impérial.

L’organisation particulière donnée par Alexandre en 1815, dans une intention libérale, au grand-duché de Varsovie et qui l’érigeait en royaume de Pologne, aurait dû prévenir cette explosion et contribua, au contraire, à lui donner la rapidité d’un coup de théâtre. Conservée comme un État distinct de l’Empire russe, la Pologne gardait deux institutions qui lui rappelaient le souvenir de son ancienne indépendance : une armée nationale, et une assemblée législative portant encore le nom et reproduisant en certaine mesure la composition des anciennes Diètes. De nombreuses infractions faites du vivant même d’Alexandre et plus encore par son successeur à cette constitution qui, au fond, ne satisfaisait personne, servirent, l’esprit du jour aidant, de motif ou de prétexte à l’insurrection : l’armée se trouva alors toute prête à s’y rallier, et la Diète à la consacrer.

L’événement confirmait les sombres pronostics du tsar sur les vertus contagieuses de l’esprit révolutionnaire, mais il aurait certainement préféré que la démonstration fût faite ailleurs qu’à sa porte et à ses dépens. Il était piquant que ce fût à lui-même de faire les frais de l’expérience qu’il avait tâché de prévenir, et qu’elle s’opérât dans des conditions de nature à faire douter de la force des moyens qu’il pouvait y opposer. Aussi son dépit égala sa surprise et, au premier moment, il l’exhala assez ouvertement.