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péripéties de son époque. Il la met, — dirais-je volontiers, — à imiter Homère, comme d’autres fois il l’a mise à s’inspirer de Tourguénef ou d’Alphonse Daudet. En tout cas, ses Chevaliers de la Croix font penser davantage à l’Iliade qu’à Ivanhoë ou même à Quo vadis ? Ils sont pleins de force et de santé ; et par momens un lecteur français sera tenté de penser que l’auteur « sommeille ; » mais c’est, alors, que ces « sommeils » font partie de son dessein, pour nous tenir en haleine ou pour nous reposer. Une épopée, ou encore un grand conte d’enfant, voilà ce qu’est le dernier roman de M. Sienkiewicz, car je m’aperçois qu’après l’Iliade, les livres qu’il rappelle le plus, sont, peut-être, les admirables contes de William Morris, Sigurd, les Vikings, le Flot qui sépare. Comme Morris, sans cesse l’auteur polonais s’émerveille des exploits de ses personnages ; il applaudit à leurs chansons, rit de leurs grosses farces, prend part à leurs joies et à leurs chagrins. Et, comme Morris, il nous laisse toujours apercevoir le poète, sous l’apparente ingéniosité du conteur. Sa langue a un éclat, un relief, une couleur qui, au dire de ses compatriotes, sont tout à fait sans équivalent dans la littérature polonaise ; et je connais peu de poètes, dans quelque littérature que ce soit, qui sachent plus habillement nuancer l’émotion d’une scène, en alternant des images vagues et précises, en précipitant et en ralentissant tout à tour la marche des faits.


M. Sienkiewicz est, avant tout, un poète. C’est ce que sentent bien ses lecteurs polonais, qui dès maintenant l’honorent à l’égal de Mickiewicz et de Slowacki ; mais c’est aussi, je crois, ce qui l’empêchera toujours d’être pleinement apprécié hors de son pays. Certes un public étranger pourra goûter le charme de ses peintures, et rendre justice à son admirable talent de conteur : mais la profonde et essentielle beauté de ses romans, ce qu’ils ont à la fois de national et de personnel, leur portée patriotique et leur accent épique, de tout cela aucune traduction ne donnera l’idée. Quo vadis ? même, malgré son étonnant succès, ne paraît pas avoir été jugé à sa vraie valeur. On y a vu un grand roman d’aventures, pittoresque et édifiant, quelque chose comme une adaptation « moderne » de Fabiola et des Derniers jours de Pompéi : et des centaines de milliers de braves gens l’ont lu avec enthousiasme, dans des traductions les mieux faites du monde pour achever de lui ôter son attrait poétique ; mais je ne sache pas qu’en aucun pays les lettrés, aient partagé, à son égard, l’engouement de la foule. Et je crains que le même sort ne soit réservé aux Chevaliers de la Croix, sur lesquels se sont rués, déjà, de nombreux traducteurs.