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se penchant vers l’évêque Goupillon, il lui dit à l’oreille quelques mots en allemand, que l’évêque s’empressa de traduire en polonais.

— Le noble baron, — dit-il en s’adressant au fou, -— te donnera deux marks pour ta plaisanterie : mais il t’avertit de ne point trop t’approcher, car on chasse les abeilles, et on tue les guêpes.

Le fou prit les deux marks : après quoi, s’autorisant de la licence que lui accordait le Roi, il répondit :

— Le miel abonde dans la province de Dobrzyn[1] : voilà pourquoi s’y trouvent tant de guêpes. Mais tu finiras bien par les en chasser, roi Ladislas !

— Voici un sou de ma part, pour ta plaisanterie, — dit alors l’évêque Goupillon. — Mais souviens-toi que les guêpes de Marienburg ont de forts aiguillons, et que c’est chose dangereuse de grimper aux arbres pour les dénicher !

— Bah ! — s’écria Zyndram de Maszkow, le porte-épée de Cracovie, — on n’a qu’à y mettre le feu !

— Ou bien à couper le nid de guêpes avec une hache ! — ajouta Ténorme Paszko de Biskupice.

Le cœur de Zbyszko bondit de joie, car de telles paroles, songeait-il, étaient sûrement signes de la guerre prochaine. Et Kuno de Lichtenstein comprit toutes ces paroles, car, durant ses longs séjours à Thorn et à Chelmno, il avait appris la langue polonaise, bien qu’il mit sa fierté à ne s’en point servir. Mais à présent, irrité par les mots de Zyndram, il le fixa soudain de ses petits yeux gris.

— C’est ce que nous verrons ! — dit-il.

— Comme nos pères l’ont vu à Plowce[2] ! — répliqua Zyndram.

— ''Pax vobiscum ! — s’écria Goupillon. — Pax, pax ! Ah ! si seulement je pouvais obtenir un petit évêché, quel beau sermon je vous ferais sur les avantages de la paix ! La haine n’est rien que ignis, et ignis infernalis : un feu si terrible que le vin seul peut réussir à l’éteindre. Allons, qu’on nous verse du vin ! Passons à présent à la dissipation, comme disait feu mon collègue Zawisza de Kurozwenki. Qu’on nous verse du vin, et puisse l’amour fleurir entre les Chrétiens !

— Entre les vrais Chrétiens ! — dit Kuno de Lichtenstein en appuyant sur les mots.

— Quoi ? — s’écria l’évêque de Cracovie, redressant la tête. — N’êtes-vous pas, ici, dans un des plus anciens royaumes chrétiens ? Nos églises ne sont-elles pas plus vieilles que les vôtres à Marienburg ?

— De cela, je ne sais rien ! — répondit le baron.

Le Roi était particulièrement susceptible sur tout ce qui concernait la question religieuse. Il crut que les paroles de Lichtenstein étaient spécialement dirigées contre lui, qui s’était, en effet, converti depuis peu.

— Quoi ! — mugit-il de sa voix profonde, — ne suis-je pas un Roi chrétien ?

  1. Dobrzyn était une province que l’Ordre Teutonique avait, récemment, enlevée aux Polonais.
  2. A Plowce, l’Ordre Teutonique avait été battu par l’armée polonaise.