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emploient également de grandes lances pour se défendre à travers les palissades, et ils tendent des pièges très perfides au moyen de petits piquets en bambou enfoncés en terre, perdus dans les herbes et les feuilles, et faisant aux pieds des blessures très cruelles. Ils excellent enfin à tendre toute une combinaison de cordages et de lianes, et à suspendre un lourd tronc d’arbre, à peine retenu par une liane, qu’il suffit de toucher au passage pour causer tout un éboulement et un écrasement, pendant qu’une foule de flèches, lancées par ce même mécanisme, atteignent l’ennemi de tous côtés.

C’est encore le pays des tigres et des histoires de tigres. La forêt est remplie de fauves qui ne feraient de l’homme qu’une bouchée, mais qui, en réalité, ne l’attaquent pas souvent, étant donné les précautions prises. Rarement le tigre mange de l’homme ; mais, lorsqu’il en a goûté, il veut y revenir. En ce cas, il est connu, on lui fait la chasse, et l’on parvient à le supprimer. Cependant il faut convenir qu’en Annam et au Tonkin, le tigre n’a pas de vergogne. Il ne respecte ni tente, ni paillotte, ni feu. Un colon de Quang-Tri m’a raconté qu’après avoir eu son cheval dévoré un soir par le tigre, il s’était, la nuit suivante, couché dans sa paillotte, la tête contre le kéfène. — On appelle ainsi la natte de lattes de bambou qui sert de fermeture. — Il avait eu heureusement la précaution de placer à l’intérieur trois ou quatre planches. Tout à coup, il s’éveille en entendant déchirer son kéfène et aperçoit deux pattes allongées dans le voisinage de sa tête. Ailleurs, dans un poste, l’interprète indigène arrive la nuit, affolé, dans la chambre de son chef, criant : « Le tigre ! le tigre ! » La véranda de sa caï-nha était formée par de grands auvens de kéfène, relevés par un bâton de bambou, selon l’usage. Soudain il est réveillé par un grand bruit et aperçoit le tigre sauter par-dessus lui, entrer d’un bond par l’auvent et ressortir, en face, par la porte également ouverte. En sautant, le tigre avait heurté le bambou, et l’auvent lui était tombé sur le dos. Effrayé, il n’avait fait qu’un bond, et l’interprète n’eût jamais cru qu’on pouvait avoir vu le tigre de si près et vivre encore. La moralité de tout cela est que le tigre et l’homme inspirent l’un à l’autre une terreur réciproque.

Au de la de Muong-Ping, la route devient plus pittoresque, à mesure qu’on approche de la chaîne annamitique. Dans le voisinage du vieux Tchépone, je suis tout étonnée d’apercevoir un