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idée de nature, et combien y a-t-il d’idées qui soient elles-mêmes plus profondes ?

Nous ajouterons : et combien en connaissons-nous qui soient plus poétiques, si, tout ce qu’il y a de poésie dans les mythologies des ancien s, des Latins et surtout des Grecs, s’en est presque uniquement inspiré ? Hominum divumque voluptas ! avant d’être la « beauté », cette abstraction, Vénus a été l’aiguillon du désir d’amour, comme Bacchus a été la fumée de l’ivresse. La même inspiration se retrouve dans Rabelais, et là où tant d’autres n’ont vu, ne voyaient surtout en son temps qu’une matière inerte, indifférente aux formes qu’elle recevait ou qu’elle révélait, il a senti passer le frisson de la vie.


« Enfans, buvez à pleins godets ! ... Tout buveur de bien, tout goutteux de bien, altérés, venans à ce mien tonneau, s’ils ne veulent ne boivent : s’ils veulent, et le vin plaist au goût de la seigneurie de leurs seigneuries, boivent franchement, hardiment, librement, sans rien payer, et ne l’espargnent. Tel est mon décret. Et peur n’ayez que le vin faille, comme fit ès noces de Cana en Galilée. Autant vous en tirerez par la dille, autant en entonneray par le bondon. Ainsi demeurera le tonneau inexpuisable. Il a source vive, et veine perpétuelle.


Cette source vive, cette veine perpétuelle, c’est la nature ! Cet « inexpuisable » tonneau, c’est elle qui l’emplit de son vin. Et c’est son vin dont l’ivresse fait délirer le poète, plus sage, plus raisonnable, plus philosophe en son délire, — c’est toujours lui que nous faisons parler, — et « plus digne de pardon » qu’un grand tas de « sarrabaïtes, cagots, escargots, hypocrites, caffars, frappars, » ne le sont en leurs contemplations, dévotions ou macérations ! S’il y a certainement d’autres sources de poésie ; s’il y en a de plus pures, de moins troubles, qui contiennent en suspension moins de lie ; s’il y en a surtout de plus hautes, que Rabelais lui-même n’a pas toutes ignorées, n’en est-ce pas une ici dont on ne saurait méconnaître l’abondance ? Oui, c’est un païen dans le sens étendu, dans le sens large, dans le sens profond du mot que l’auteur de Pantagruel et de Gargantua ; et, répétons-le, ni la Renaissance ni l’antiquité n’en ont connu de plus convaincus. Mais le paganisme a sa poésie ! S’il n’avait pas sa poésie, le christianisme n’aurait pas eu tant de peine à en triompher. Si Rabelais n’en avait pas été, dans notre langue, le plus éloquent interprète, il ne serait pas Rabelais, mais un conteur comme il y en a tant d’autres, mais un satirique, dont la vogue aurait pris