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s’est proposé quelque but, — en se trompant peut-être sur les moyens qu’elle a pris de l’atteindre, — elle n’en a pas eu d’autre, de plus déclaré, ni de plus désiré que le perfectionnement de la nature et la réalisation de la beauté. Rien encore, on le voit, de plus contraire à l’esprit de Rabelais ; ou plutôt, il faut retourner la phrase, rien de moins conforme que l’esprit de Rabelais à une tendance qui était déjà celle de presque tous les écrivains.

Ne nous étonnons donc pas que, n’ayant avec lui ni les lettrés, ni les protestans, ni les femmes, — c’est-à-dire aucun des trois grands partis qui, de son vivant même, se disputaient la direction de l’opinion, — son œuvre n’ait pas été jugée d’abord à sa valeur. Isolé déjà par l’originalité de son style, qui ne devait pas plus avoir d’imitateur qu’il n’avait eu de modèle, Rabelais ne l’était pas moins, l’était même encore davantage par son opposition aux tendances de son temps. Son influence a été nulle sur ses contemporains, et, avec le mélange unique de ses qualités et de ses défauts, il nous apparaît dans l’histoire comme un de ces maîtres dont l’exemple n’a pas fait école, et qui sans doute, pour cette raison même, n’en sont que plus originaux. Cinquante ou soixante ans s’écouleront avant qu’on lui rende justice, avant que l’opinion, la popularité, l’admiration lui reviennent. Et ceux mêmes qui pour témoigner de leur admiration l’imiteront alors, différeront de lui par tant de côtés, qu’on verra bien, qu’on pourra sans doute essayer de dire ce qu’ils lui doivent ! mais les emprunts qu’on lui fera ne l’appauvriront point ; nul ne retrouvera le secret de sa puissance ; et il nous demeurera pour toujours incomparable, prodigieux et déconcertant, — avec « un collier d’or au col, » sur lequel on lira « gravé en lettres Ionicques... » ce que lui-même y lut dans la journée fameuse où, du côté de la Transmontane, il vit Mardy gras volant dans les airs.


FERDINAND BRUNETIERE.