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allons... Nous ne sommes pas de la même race, Mister Roslyn : sans cela, vous m’auriez déjà compris. Calmez-vous, je ne songe pas à vous offenser... Je voulais dire que vous êtes bien plus dangereux... pour moi... que si vous trichiez.

— Expliquez-vous, sacrebleu !

— Je suis d’un pays, voyez-vous, où l’on croit aux influences, aux sortilèges, aux sorts jetés. Nous autres, du Sud, — je suis de Reggio de Calabre, — nous fuyons l’approche de certains êtres, redoutables pour telle personne, inoffensifs pour telle autre. Ainsi, il y a huit ans, j’ai eu pour second un homme dont le regard ne pouvait se poser sur mes yeux sans que je ressentisse aussitôt une commotion. J’eus d’emblée le pressentiment qu’il me serait fatal. Cependant, au lieu de me séparer de lui, de le débarquer au premier port, je crus pouvoir lutter contre sa jettatura. Résultat : pendant le voyage même, ma femme a succombé à un mal si mystérieux qu’aucun médecin n’a pu l’expliquer ! Un peu plus tard, j’embarquai, par malechance, un cuisinier qui avait aussi le mauvais œil. C’était un mulâtre. Je compris cette fois que, si jamais ses yeux rencontraient les miens sans qu’aussitôt je touche du fer, c’en était fait ! Aussi, quand il m’approchait à table, je ne cessais de serrer mon couteau de la main gauche. Hélas ! un instant d’oubli devait me perdre. C’était par le travers de l’île Tristan d’Acunha, un vendredi et un 13. Il y avait grosse mer, le vent faisait rage, et nous avions dû mettre à la cape. J’étais en train de déjeuner, quand, sur le pont, un grand cri s’éleva : « L’artimon est rompu ! » Je me levai en sursaut, mais, à ce moment, un fracas d’agrès tombans me fit peur. A la porte de la cabine, je me heurtai, tout en courant, au cuisinier. Nos yeux se croisèrent, mais moi, je ne le remarquai pas, tant je songeais au danger de ce mât qui allait pendre sur notre flanc, si bien que j’oubliai complètement l’autre péril, le mauvais œil ! Cet oubli allait avoir des conséquences terribles.

Le capitaine parlait à voix basse, tout en passant rapidement une main décharnée sur sa barbe.

— Que vous est-il donc arrivé ? demanda Roslyn.

— Toute ma petite fortune se trouvait à Naples dans une banque puissamment riche, la banque Capellani. Eh bien ! quand j’arrivai en Europe, j’appris qu’elle avait fait faillite. Et savez-vous quel jour elle avait sauté ? Ce même vendredi 13 janvier !

— C’est étonnant, ma parole ! grommela le marchand