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a risqué une forte somme sur ma tête, c’est qu’il avait en mains les moyens de se défaire de moi. Aussi, maintenant, je ne ferme plus l’œil, même la nuit. Je ne quitte guère ma cabine, et dans chaque poche de ma veste j’ai un revolver chargé.

3 janvier. — Jusqu’ici, c’était la bordée de tribord qui me semblait la plus dangereuse. Maintenant, celle de bâbord paraît pire. Beaucoup d’hommes se disent malades. Ils ont soi-disant des clous aux mains, — et ces clous ont disparu le lendemain ! Cela n’est pas naturel. Je relève le fait comme indice des plus suspects. La révolte couve. De quelle façon éclatera-t-elle ?

14 janvier. — J’éprouve divers symptômes qui me donnent à penser, si abominable que cela paraisse, qu’on est en train de m’empoisonner. Ils n’osent sans doute pas en arriver à une agression ouverte, les lâches ! Ils sont dix au moins, et, à dix, ils ne se risquent pas contre un homme seul et épuisé !

« Quant à douter qu’ils ont glissé du poison dans mes alimens, impossible ! J’en ai eu tout à l’heure la preuve. Étant à dîner avec le second et le lieutenant, je me mis à dire que je ressentais de vives douleurs d’intestins : « Pourtant, ai-je repris en feignant de plaisanter, je ne suppose pas que l’on veuille m’empoisonner ! » A peine avais-je prononcé ces paroles que le lieutenant devenait pâle comme un mort. Il se levait en sursaut et allait se coller au lambris, les yeux hagards, la mâchoire inférieure affaissée et pendante. Il refusa ensuite de revenir et disparut.

— Eh bien ! dis-je au second, vous avez vu tout à l’heure quel effet de terreur j’ai produit sur ce misérable ? Vous en témoignerez plus tard ?

« Le second a répondu en haussant les épaules : « Mon Dieu, comme vous vous faites des idées, capitaine ! »

« — Oui, je me fais une idée, lui ai-je répliqué d’une voix tonnante, c’est que tout le monde à bord veut ma mort, vous aussi !

« Le second a été cloué net. Il n’a plus osé rien dire. Il sent que je vois clair dans son jeu.

30 janvier. — Le charpentier vient me prévenir ce matin que le navire fait eau. Aussitôt j’ordonne à tout l’équipage de se mettre aux pompes ; quelques minutes s’écoulent, et j’apprends que les pompes fuient, ayant sans doute été démolies d’avance.

« Qu’est-ce que cela prouve, sinon que les conjurés veulent couler le navire et se sauver dans des barques en profitant de ce que nous ne sommes pas loin des côtes du Brésil ?