Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 160.djvu/845

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ou pèlerines, tabliers ou sorties de bal. Elles parcourent toute la gamme pour chaque nature d’objets, depuis l’extrême distinction jusqu’à l’extrême médiocrité.

Je visitais l’une d’elles au moment des premières communions. Cet acte religieux est source d’affaires importantes, parce qu’il occasionne d’assez fortes dépenses, même dans les milieux anticléricaux, — surtout dans ceux-là, m’a dit le chef d’un grand magasin populaire de Paris. — Aussi bien la France ne renferme-t-elle pas nombre de pieux sceptiques ? Un barbier libre penseur de mon voisinage, le matin de la première communion de sa fille, affirmait que c’était bien là « le plus beau jour de sa vie. » — Tout ce que porte la famille ce jour-là doit être neuf ; le père, la mère, s’habillent de neuf ; la mère surtout, occasion favorable d’obtenir de son époux une toilette fraîche, alliance du profane et du sacré. Le confectionneur a prévu, pour toutes les bourses, un assortiment complet : aux fillettes pauvres il offre, pour 3 fr. 75, la robe, le corsage et le voile, avec un bonnet de 0 fr. 85 ; aux plus cossues, le bonnet de 15 francs, avec le costume de 130 fr., composé de deux jupes de mousseline étoffées d’un dessous en soie. La ceinture débute à 1 fr. 45 et s’élève jusqu’à 40 francs. Même variété pour les deux sexes, même échelle de prix pour les adultes que pour les enfans. Les stocks de vêtemens de toutes sortes, accumulés sans relâche, aident à régulariser le travail dont les femmes vivent toute l’année. Par sa prévoyance et ses capitaux, cette industrie conjure les conséquences de la saison morte, en compensant la « mesure » par la « série, » l’atelier des commandes par les ateliers d’approvisionnement.

Mais, dit-on, le salaire distribué par ces derniers est d’une insuffisance notoire. Les entrepreneuses, avec qui traite le confectionneur et qui occupent chacune un certain nombre d’ouvrières, passent pour dévorer le profit des malheureuses qu’elles emploient, en leur payant des prix dérisoires de façon. L’imagination, l’intelligence, et aussi cette sorte de bon jugement appliqué à la profession manuelle que l’on nomme le « goût, » créent, parmi la classe laborieuse, une aristocratie, une bourgeoisie et un bas-peuple, bref une hiérarchie, où quelques-unes sont traitées très bien, d’autres assez bien, d’autres très mal ; parce qu’on en a toujours assez de celles qui n’ont qu’une aiguille au bout des doigts et point d’idées dans les mains ni dans les yeux.