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consacrée par les beaux esprits du xviie, aveuglément suivie par les grammairiens du xviiie, universellement respectée par les écrivains du nôtre ? et, de leur côté, leurs adversaires ne sont-ils pas dupes de je ne sais quelle croyance et quelle confiance en une fixité lexicographique et grammaticale, dont on pourrait dire qu’elle n’appartient même pas aux langues mortes ?

Or, en fait, et pour ne pas remonter plus haut, les sept éditions du Dictionnaire de l’Académie, qui se sont succédé de 1694 à 1878, sont là pour prouver combien, en moins de deux cents ans, l’orthographe et la syntaxe française ont varié. Elles n’avaient pas moins varié dans une période antérieure ; et, qui voudra s’en convaincre n’aura qu’à comparer entre eux, d’après leur date, les manuscrits des Sermons de Bossuet, ou encore les différentes éditions que le grand Corneille a lui-même données de ses œuvres. Ceci pour l’orthographe. Mais un bien éloquent témoin des variations de la syntaxe est le Commentaire sur Corneille, de Voltaire : Voltaire, aux environs de 1760, ne comprend plus Corneille ! et certes, s’il n’était Voltaire, ses observations, qui sont un monument de l’esprit de chicane et d’envie, passeraient pour en être un de la timidité du goût et de l’étroitesse de l’intelligence. Et de nos jours mêmes, quand Hugo s’est vanté d’avoir mis « un bonnet rouge au vieux dictionnaire, » croyez-vous, par hasard, que la langue du romantisme ne diffère de celle de l’Encyclopédie que par la richesse ou la diversité de son vocabulaire ? Lisez là-dessus la Préface de Cromwell ! À deux cent soixante-quinze ans de distance, ce que le poète y affirme, c’est, comme Ronsard et du Bellay, dans leur Défense et Illustration de la Langue française, son droit souverain sur la langue. La question n’est donc pas de savoir si quelqu’un a le droit de réformer l’orthographe ou de modifier la syntaxe. Ce droit est reconnu. Si d’ailleurs personne ne l’avait, l’histoire est là pour nous prouver qu’alors orthographe et syntaxe se modifieraient ou se réformeraient toutes seules. Une langue ne vit qu’à cette condition : on ne la fixe point pour toujours à un moment de son évolution. Mais le vrai problème est de savoir dans quelle mesure il nous appartient de précipiter ou de retarder cette évolution ; quelles sont les raisons qu’on allègue d’en tenter l’entreprise ; et, supposé qu’on la tente, en quel sens il convient d’essayer de la diriger, vers quel but, et au nom de quels principes.

Il y a de cela trente ou quarante ans, on se tirait d’affaire au