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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

grand pouvoir : la Presse. La Gazette de France et le Constitutionnel, le Moniteur Universel, le Français, l’Union, une succursale de l’Agence Havas, campaient dans les imprimeries, si débordées que le Figaro, le Siècle, l’Univers n’y pouvaient trouver place. On se montrait le visage glabre d’Émile de Girardin, la silhouette pensive d’Hippolyte Taine. La Banque de France, l’Observatoire, la compagnie des chemins de fer d’Orléans complétaient ce vaste ensemble. Les hôtels regorgeaient ; impossible à prix d’or d’y dénicher une chambre. À la gare, des montagnes de malles, un encombrement fou. La ville, bondée de voitures, d’étrangers, de voyageurs, grouillait comme une fourmilière. Rues et quais, naguère silencieux, étaient sillonnés d’ivrognes, de mendians, de chanteurs, presque tous en uniforme. Les cabarets faisaient fortune ; pour dix sous, on y buvait à l’heure ; le vin abondant de la dernière récolte faisait tourner les têtes. Une longue Marseillaise battait, du matin au soir et du soir au matin, les pavés et les murs.

Au mail, la vie mondaine continuait. Profitant des derniers beaux jours, des cocodettes, assises sous les grands platanes, étalaient leurs toilettes parisiennes précipitamment emportées. Autour de leurs chaises, émigrés de marque et beaux jeunes gens paradaient. Et, pêle-mêle, les marchands de fusils problématiques, de draps avariés, les démocrates des plus lointains villages, les épaves de 48, vieilles barbes proscrites, blessés de Février, les utopistes aux plans capables de réformer en quinze jours la société entière ; commérages, intrigues, coteries ; les bruits les plus extraordinaires étaient accueillis avec une imbécile crédulité : noblesse et clergé vendus, prêts à livrer la patrie aux Prussiens, dépôts d’armes mystérieux dans les caves des châteaux ; une bière circulant à travers les départemens, couverte d’un drap doré, et renfermant sans nul doute quelque haut personnage, Moltke, Guillaume, peut-être ! Tout un déballage de prophéties obscures, toute une littérature spéciale gobée à l’aveugle ; les tables d’hôte centres de stratégies, foyers des dissensions de parti ; le salon de Mme Pelouze à l’hôtel de Bordeaux, avec son cénacle de ministres futurs, politiciens en réserve, satellites de M. Thiers.

Et, en face de tout cela, la présence polie, mais ironique, du corps diplomatique, logé tant bien que mal au hasard des relations ou de la chance : lord Lyons, le prince de Metternich, Okouneff, Nigra, l’Espagne, la Suède, la Suisse, la Grèce, la