Page:Revue des Deux Mondes - 1900 - tome 161.djvu/21

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
17
LES TRONÇONS DU GLAIVE.

Paris les ajournait. On était tout à la guerre. Il n’y avait pas dix minutes que le décret, copié à la main, était placardé derrière le grillage des arrêtés officiels.

— Poncet va être content ! dit M. Réal.

Certains spectateurs ne l’étaient pas, et le montraient. D’autres approuvaient avec passion. Eugène, en pleine ardeur de jeunesse, s’écria :

— On ne va donc plus avoir qu’une idée : se battre !

— Et des chefs ? dit le docteur.

On se précipitait sous le porche. Portés, bousculés, un flot les poussa dans la cour intérieure. Ils étaient coude à coude, pressés, entre leurs voisins, dans un immense corps ondulant et bruyant, secoué de sentimens contradictoires. Foule compacte, adolescens, femmes, vieillards, soldats, ouvriers. Brusquement les têtes se levèrent ; beaucoup se découvrirent. Une acclamation retentit : — Vive Gambetta ! Puis, progressivement, comme une houle s’apaise, le silence, l’immobilité.

Sur un large balcon de pierre, un homme venait de paraître. Il se détachait de ses compagnons. On ne voyait que lui. De taille plutôt ramassée, les épaules larges, une figure pleine encadrée d’une barbe noire et fournie, le front vaste, le nez aquilin, ses cheveux longs rejetés en arrière, Léon Gambetta promena sur la foule un regard dominateur.

Tous eurent cette sensation nette : quelqu’un ! Tous contemplaient, avec la curiosité de savoir comment il allait répondre à leur attente, le jeune député qu’une récente fortune politique environnait pour la plupart d’un éclatant prestige, pour d’autres de suspicion. Célèbre en 68, au lendemain de l’audience où, sous le couvert du procès Baudin, il avait d’une voix tonnante instruit celui de l’Empire, l’avocat devenu homme d’État, l’élu de Paris et de Marseille arrivait précédé d’une belle réputation d’éloquence, d’une autorité chaque jour accrue par deux ans de sagace et courageuse opposition, autorité à laquelle ajoutait encore sa part dans les derniers événemens. Quoique ayant blâmé la guerre avant d’en voter la déclaration, il s’était depuis ardemment efforcé à la servir, en proie à cette idée fixe : faire de chaque citoyen un soldat ; quoique ayant blâmé l’envahissement du Corps législatif au 4 septembre, il avait su prendre à temps la barre en main, diriger, sinon dominer les événemens. On adorait, on haïssait en sa personne le proclamateur de la déchéance et l’un