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humble vie suffit pour animer le décor des ruines, pour humaniser les choses mortes, leur donner cette âme pareille à la nôtre et dont l’absence exile les splendeurs des musées dans leur gloire indifférente comme si, en se détachant d’elles, elle les avait détachées de nous. Sur cette terre, le présent ne peut pas se croire indépendant des âges disparus ; il ne peut pas se donner l’illusion mauvaise qu’il existe par lui-même et serait sans ce qui fut. Au contraire, nulle part il ne se rend mieux compte de la solidarité des temps ; nulle part il ne sent mieux et n’aime davantage les liens qui l’enchaînent et le soutiennent. Il a la religion du passé, qui est la plus grande idée des hommes, après celle qui les rattache à Dieu.


III

Me voici enfin au seuil des Highlands. Du train, qui longeait la côte de Fife, j’ai vu onduler au soleil d’août des blés d’or sur les grèves. Puis nous avons traversé le comté et franchi le Firth of Tay sur un pont de 1 800 mètres. A Dundee, nous changeons seulement de gare, à travers la cohue dont une visite princière emplit la ville pavoisée. Quelques minutes plus tard, nous descendions à Lochee. La propriété de nos hôtes est tout près du chemin de fer, à l’écart de la ville. Nous n’avons qu’à traverser la voie pour pénétrer dans le parc. Une simple et solide maison en pierre grise, avec pavillons en saillie, vérandahs, jalousies laquées de vert pâle, se détache sur les pelouses et les allées de sable. Je n’ai gardé de ma première soirée qu’une impression de douceur et de sérénité. Après le dîner, nous avons fait une promenade. Le long crépuscule d’Ecosse alanguit le jour qui ne peut pas finir. La lune, tout d’abord rousse derrière des raies foncées de nuages, se dégage, monte et s’éclaircit. Les étoiles s’allument. Nous revenons par une nuit de velours, bleue, silencieuse et pure. Dans ce pays inconnu, tout est mystérieux à cette heure. J’aperçois au loin des lumières et je soupçonne une ville. Nous marchons sur une route d’une largeur démesurée, qui sépare des champs. Il souffle une fraîche brise. Nulle grandeur sauvage ne tourmente l’imagination, que repose la calme majesté de l’étendue et du sommeil. Nous sommes dans l’Ecosse riante et laborieuse ; mais elle est endormie, et l’ombre pacifique verse un délicieux oubli des fatigues, des soucis, des tumultes, à l’âme délivrée...