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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

Thann se reformassent, que celles du grand-duc de Mecklembourg descendissent de Chartres ? Une reconnaissance culbutant à Viabon un régiment de uhlans avait trouvé sur la table de son chef, le prince Albrecht, un ordre de mouvement explicite. Et l’armée de Frédéric-Charles, disponible depuis la reddition de Metz ? Ne devait-elle pas, à marches forcées, accourir aussi ? Mais le 16e corps resserrait ses cantonnemens ; on demeurait acculé à Orléans. En vain Chanzy demandait à d’Aurelles d’occuper la ligne plus avancée de la Conie, en vain Lipowski et ses éclaireurs pouvaient pousser jusqu’à Voves, aux deux tiers du chemin de Chartres. Sous prétexte de réapprovisionnemens, on perdait un temps précieux, on payait un remède contestable par un mal certain.

Assis sur un pliant, Eugène griffonnait quelques mots au crayon pour tenir sa promesse à Marie. Longue causerie intermittente, où tenait le meilleur de sa tendresse, et qu’il tentait de lui faire parvenir comme il pouvait. Il relut la dernière lettre reçue, vieille de huit jours, usée aux plis, tant il l’avait rouverte. Mais, bien vite, il la remit dans son portefeuille, craignant de s’attendrir. Il ne voulait pas penser à leur séparation, il n’était déjà pas si brave ! Se dévouer pour la patrie, oui, c’était très beau, mais on ne pouvait pas se montrer stoïque du matin au soir. L’exaltation du combat dure peu, ensuite il y a le terre à terre, les fatigues, les privations, tout l’écœurement du jour à jour. Il glissait sur la mauvaise pente, il voulut réagir : le meilleur moyen de s’habituer à son devoir était encore de l’accomplir. Que devenaient ses hommes ?

Le temps s’était un peu éclairci. Le vent balayait le ciel gris. Le coq gaulois perché sur le clocher de Saint-Péravi se découpait sur les nuages mouvans ; les arbres dénudés du parc s’agitaient avec un murmure. Eugène passa le long des tentes. Le sergent vint au devant de lui, rendit compte : « Trois malades. Il avait dû infliger une garde de police à un tel. Toutes les cartouchières étaient à changer. Et toujours pas de baïonnettes. » Il parlait d’un ton délibéré, en exagérant l’attitude militaire. Ses yeux fureteurs, son grand nez au-dessus de sa petite moustache blonde, exprimaient, avec le contentement de soi, l’orgueil de détenir une part d’autorité. Fils d’un commerçant en soieries, élevé pour les amabilités du comptoir et l’empressement à l’égard du client, il s’enivrait de commander à ses maîtres de la veille ; un galon, le