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des fleuves, le vent salé de la mer, ou bien la brume des vallées, l’air sec et léger du Midi. On voyait l’admirable diversité des races, chacune avec son groupement de patois, d’habitudes, défauts et qualités. D’antiques rivalités de province à province se faisaient jour, réveillées par le contact, pour disparaître aux heures de bataille dans la fraternité du danger, la communauté de la patrie.

— Venez-vous déjeûner, Réal ? disait la voix brusque et cordiale du capitaine. Eugène salua avec plaisir le colosse roux. M. de Joffroy était un ancien lieutenant qui, après la Crimée, avait démissionné et fait un riche mariage, homme paisible, grand chasseur, aimant son chez-soi, ses enfans, ses terres.

À la popote, Eugène serra la main de son camarade le lieutenant Groude, architecte mal bâti, longue figure bizarre, un de ces vieux garçons sentencieux à qui les phrases toutes faites tiennent lieu de pensées. Ils constituaient à eux trois le cadre de la compagnie, vivaient ensemble ; un mobile, aide de cuisine d’un grand restaurant de Tours, dirigeait leur table, mettant son amour-propre à varier, par trente-six façons, l’art d’accommoder les pommes de terre.

Une longue après-midi, mal abrégée par une inspection des remingtons. Allait-on mettre au moins cette inaction stupide à profit pour distribuer des baïonnettes ? Eugène, qui s’ennuyait ferme, accepta volontiers l’offre de son capitaine ; s’ils allaient faire un tour du côté de Patay, jusqu’à la Boissière ? Sortis du camp, ils s’étonnaient de suivre en promeneurs la route libre à travers les champs nus ; la haie des talus, les arbres bas leur parurent nouveaux et reposans ; pour un instant ils oubliaient la guerre, s’émerveillaient de respirer un air plus pur, l’odeur des prés mouillés fleuris de pâles colchiques d’automne. Il y avait donc des coins de nature paisibles, des horizons que ne mouvementaient pas des défilés d’hommes et de charrois. Des rainettes vertes, en les entendant venir, plongeaient dans les fossés. Comme c’était joli, cette éclaircie d’invisible soleil couchant, cette frange orangée au bas des nuées grises ! Là-bas, une ferme en était toute dorée. Une vapeur montait de la terre rougeâtre. Ils prirent un chemin qui menait vers les murs lumineux.

— Un bon temps de chasse, dit M. de Joffroy. C’est celui-là que je préfère. Je m’en vais avec de bons souliers, le carnier s’emplit ; devant moi, mon chien Ravaud marche en remuant la