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colonel Lobbia, penché sur un guéridon de marqueterie, replongea son regard myope dans les paperasses. Frédéric, choqué, allait élever la voix, lorsque la porte s’ouvrait devant un homme de haute taille et de belle mine, pincé dans une casaque écarlate bordée d’astrakan et rehaussée d’aiguillettes d’or. Blond, les yeux gris, l’air insolent et intelligent, c’était le seigneur du lieu, le chef d’état-major colonel Bordone. Ex-chirurgien de la marine française, puis pharmacien à Avignon, l’ancien combattant des Mille, ayant italianisé son nom de Bourdon, portait avec désinvolture des trois condamnations d’amende et de prison dont les tribunaux l’avaient gratifié pour coups, détournemens et escroquerie. Se targuant d’avoir facilité la venue en France de Garibaldi, il avait, à force de ruse et d’audace, évincé le chef d’état-major primitivement désigné, le colonel Frappoli, ancien ministre de la Guerre à Turin, grand prêtre de la franc-maçonnerie péninsulaire. D’une totale nullité militaire, il abusait de l’ascendant que lui avaient donné sur le général son aplomb et son activité pour escamoter le pouvoir à son profit, décidant de tout, tranchant du maître, traitant sur un pied d’outrecuidante égalité jusqu’au délégué à la guerre lui-même. Freycinet, si cassant d’habitude, le tolérait par force, lui prodiguant, comme à son maître-esclave, d’hyperboliques louanges, des cajoleries à l’italienne, tant le renom républicain de Garibaldi en imposait.

Bordone écoutait la requête de Frédéric avec sa mauvaise humeur habituelle. Il allait le congédier sans réponse, lorsque, radouci devant l’insistance énergique du partisan, il le dévisageait : — N’est-ce pas vous, commandant, qui êtes entré avec nous un des premiers dans Prénois ? — Et, tout miel, Bordone signa.

Dehors, Frédéric, voyant que la nuit tombait, voulut, avant le dîner de ses hommes, leur porter le précieux papier, grâce auquel son lieutenant toucherait demain matin cartouches et souliers. Malgré l’heure peu avancée, des ivrognes battaient les murs, des chants licencieux montaient des ruelles. Au couvent de Saint-Martin, il trouva ses volontaires groupés dans une salle basse. Les fusils alignés, propres, s’appuyaient au mur comme sur un râtelier d’armes. Prés de chaque botte de paille, le fourniment était en ordre. La soupe aux choux mijotait dans un énorme chaudron qui emplissait l’âtre. Des chasseurs, rudes figures bronzées et calmes, rapiéçaient leurs vêtemens, d’autres