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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

emportés bien vite dans des petits tonneaux ! À Soissons, tant l’ombre d’un franc-tireur épouvante, le gouverneur édicte que quiconque sera pris les armes à la main sans faire partie de l’armée régulière sera jugé « comme traître et pendu ou fusillé sans autre forme de procès. » J’ai copié la phrase, admirable d’impudence. Traître qui, sur son propre sol, défend la vie des siens et sa propriété ! Non, c’est roide !… Grâce aux efforts de Farre, notre petite armée grossit. Le 22e corps a presque 23 000 hommes. Le terrible c’est, comme toujours, le commandement. Où sont les armées impériales ? Bourbaki est bien là, mais son âme ? Ce n’est plus le brillant général de la Garde, dont la prestance, l’entrain au feu électrisaient les vieilles troupes ; il n’a pas confiance dans ces recrues. Il doute de tout, des autres, de lui-même. Les suspicions que son passé inspirent l’énervent et le blessent. Malgré lui, il est gêné, sent qu’il gêne. Pour certains caractères, l’habitude du succès est le grand ressort. S’il manque, tout plie. Il a demandé à être relevé de son poste.


Lettre de Charles.

17 novembre, Saint-Étienne.
Cher frère.

Je t’écris d’une table de café. Pas une minute ! Il a fallu trouver une usine qui consentît à se charger du travail, très délicat et très dangereux, de mes torpilles ; pas moyen de songer aux manufactures de l’État en pleine trépidation. Saint-Étienne n’est qu’un immense chantier de tuerie, un entrepôt de mort. Belle œuvre pour des hommes instruits et policés ! Après tout, on lutte pour sa peau, l’air qu’on respire, les êtres qu’on aime, on lutte pour les souvenirs et l’avenir de notre chère France !… Je me sens seul, loin de Charmont, d’où m’arrive une grande lettre. Gabrielle parle longuement de Marie, dont le désespoir résigné fait peine. Pauvre petite ! Eugène, Dieu merci, est sain et sauf ; je suis tranquille aussi pour Louis. Mais combien de temps va durer l’accalmie ? Les Allemands de Metz arrivent à grands pas. Que de périls et d’inconnu ! Je n’ai aucune sécurité avec Henri, dont l’idée fixe est d’aller se battre. Il me tourmente chaque jour pour s’engager. J’ai peur qu’il ne médite un nouveau coup. A-t-on jamais vu un garnement pareil ? Il est terrible : monsieur n’a-t-il