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Poncet, le seul qui eût l’âme vraiment stoïque (il n’était pas propriétaire), se disait en regardant ces deux faces préoccupées, Pacaut avec sa face bovine, M. Bompin avec son air de mouton triste : « Hélas ! là est vraiment le mal. Les paysans sont incapables de comprendre la beauté d’un semblable sacrifice, l’évacuation totale, le vide devant l’ennemi ! Ils préféreront voir leurs récoltes et leur bétail saisis, leur vin bu, leurs maisons souillées. Tout, plutôt que de mécontenter le vainqueur et de s’exposer aux représailles ! »

Le grand-père méditait, si absorbé qu’il ne remarquait pas Germain lui offrant du chaud-froid de volaille. Et Poncet, avec regret, songea :

— Lui non plus n’est pas de mon avis.

Mais le vieux Jean Réal parla :

— Je ne suis pas suspect d’indifférence envers mon pays, mais je crois que nous le servirons mieux en ne l’abandonnant pas. Cette terre qui est mienne et que j’aime d’une longue habitude, je ne veux pas la quitter ; je ne veux pas mourir hors de mon toit. Le sol est un être vivant, il faut le défendre pied à pied. Qu’il y ait un fusil derrière chaque haie, derrière chaque mur ; soldat ou non, que chacun prenne une arme, combatte sans répit, sans quartier. Voilà comme je comprends la lutte à outrance. Que tout le peuple de France se lève, jusqu’à ce qu’il ait chassé l’ennemi du territoire, jusqu’à ce que nous ayons reconduit le… dernier Prussien, de village en village, à la baïonnette, dans le rein !

À cette gaillardise, qui répondait au sentiment de la plupart, il y eut une petite ovation de bravos et de rires. Mais Pacaut, obstiné, riposta :

— Nous serons bien avancés quand Charmont rôtira comme Ablis et Châteaudun !

L’atrocité inutile de ces vengeances épouvantait les campagnes, indignait les villes. Des francs-tireurs, ayant surpris un escadron de hussards à Ablis, le village, aussitôt repris, avaient été régulièrement et froidement brûlé par le général major von Schmidt. À Châteaudun, un millier de francs-tireurs et de gardes nationaux commandés par Lipowski et de Testanières, avaient défendu la ville. Nul acte plus légitime, nul droit plus sacré. En retour, le général von Wiltich, maître enfin de la place, ordonne la destruction et l’incendie. Les soldats vont de maison en maison