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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

quête continue. C’est à croire que votre gouvernement se fait le complice du régime de la corruption.

Il ajouta plus bas :

— Réfléchissez, il faut que vous soyez des nôtres.

Serrant sans chaleur la main de son ami, il partit, saluant à peine de Nairve et Martial.

— Diable de Jacquenne ! fit Thédenat, en rentrant. Et vous savez, Georges, c’est un esprit supérieur, un écrivain de race ; mieux, c’est un caractère ; il vit pauvre et dignement ; je sais des traits qui l’honorent. Il mourrait pour le bonheur du peuple. Seulement, il ne sait pas tenir la balance égale ! Sa logique inflexible pèse sur l’un des plateaux. — Il eut son fin sourire : — D’un côté toutes les satisfactions, de l’autre toutes les revendications humaines. Ah ! si les plateaux pouvaient se mettre en équilibre ! Je crains bien que, malgré sa bonne volonté, Jacquenne augmente encore l’écart.

Mme Thédenat annonça le déjeuner, et, voyant Martial brusquement debout pour prendre congé :

— Mais votre couvert est mis, vous n’allez pas nous faire l’affront de refuser.

Elle les précédait dans la salle à manger, intime avec son vieux bahut de noyer sculpté orné de plats d’étain, sa table ronde sous une nappe blanche, les chaises paysannes, la cage des canaris pendue devant la fenêtre. Martial se sentit à l’aise, touché par les assiettes à fleurs, la simplicité du service bourgeois, le pain rassis, la boîte de sardines pour premier plat. La bonhomie de ces deux vieux, qui lui rappelaient les habitudes de son père et de sa mère, la présence de son cousin de Nairve, lui donnaient une impression de famille, dont il était privé depuis longtemps. Que faisaient les absens à cette heure ? Ne pouvant se les imaginer, les uns à Tours en train de commenter l’arrivée de Gambetta, les autres à Charmont, tout aux derniers préparatifs du mariage, il jouissait de cette minute de détente, de sécurité au milieu de l’isolement et de l’inconnu.

On parlait du manque de nouvelles. Que devenait la province ? s’organisait-elle ? Quand les armées de secours pourraient-elles se mettre en marche ? C’était la hantise de tous. Le marin espérait. Il n’avait pu saluer sans émotion, en sortant du ministère, la statue de Strasbourg dans sa robe de drapeaux, et ses couronnes de gloire devenues des couronnes de deuil. Du moins, comme