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LES TRONÇONS DU GLAIVE.

journées et des nuits précédentes. Les mobiles, plus jeunes, sont plus las. Ceux de la Côte-d’Or arrivent sur le plateau du Signal, les sentinelles garnissent la Plâtrière et la lisière du bois en avant et à gauche de Champigny.

Derrière un arbre, serrant anxieusement de ses mains crevassées d’engelures son fusil chargé, le petit Bourguignon des Delourmel, écarquillant les yeux, tentait de percer le brouillard matinal, le taillis confus. Le jour commence à poindre. On y voilà peine. Hum ! Ce n’était pas drôle d’être là, tout seul, en face de ce diable d’endroit inconnu, des Prussiens partout ! Ventre vide, sale régime ! Pas même une goutte de café… ou de vin, le bon vin de Meursault ! C’est ça qui réchaufferait… Et des visions le hantaient : le pays, la maison, le champ ; puis Châtillon, sa blessure, les bonnes gens qui l’avaient soigné, Mme Delourmel, une tasse de bouillon à la main, souriant sous ses boucles noires, l’air content de M. Delourmel devant le beau gîte à la noix qu’il leur avait apporté l’autre jour. Fameux rôti… Ah ! rien qu’une tranche, une belle tranche maintenant… Soudain, un sifflet strident ; les taillis bougent, des hurrahs, des coups de feu. Dans un craquement de branches, le moblot distingue une barbe rousse. Son saisissement est tel, sa terreur si paralysante qu’il sent tout chavirer. Il ne peut ni tirer, ni crier ; à toutes jambes, le cœur sautant, il détale ; les balles sifflent, il lui semble qu’une lourde main va s’abattre sur son épaule, ses oreilles bourdonnent. Des camarades le dépassent, il butte dans une racine, le soufflet des branches le décoiffe ; voilà des murs, c’est la Plâtrière, et en avant, des gens qui se groupent ; il reconnaît les capotes bleues. Plus qu’un fossé… Une vague conscience lui revient, un obscur sentiment du devoir. Il tourne la tête, les assaillans sont à vingt mètres. Machinalement il lâche au hasard son coup de fusil ; son arme lui échappe, il porte les mains à ses cuisses, où il vient de recevoir un coup de fouet terrible. Ses mains sont couvertes de sang. Qu’est-ce qu’il y a ? Il est par terre, les deux fémurs brisés, évanoui, dans le fossé.

L’attaque des Wurtembergeois refoule tout devant elle, envahit le plateau du Signal, renversant les tentes sur les dormeurs, lardant à coups de baïonnette les renflemens des toiles mouvantes. Les mobiles qu’on parvient à ramener finissent par maintenir, par rejeter les agresseurs. Le jour se lève, on se voit enfin. Plusieurs barricades de Champigny, toutes les maisons du